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Le rêve européen plombé en Turquie

jeudi 30 juin 2005, par Marc Semo

Libération - 30/06/2005

Les Turcs s’inquiètent pour leur intégration dans l’UE après la crise sur la Constitution.

C’est un vieil homme tremblotant sous perfusion avec, au cou, un panneau « Europe ». Le fauteuil roulant est poussé par le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, issu du mouvement islamiste, habillé en cow-boy pour bien souligner le réchauffement entre Ankara et Washington. « Ne t’en fais pas, ça passera », murmure Erdogan, dans ce dessin paru dans le quotidien à grand tirage Sabah. L’ironie console... Jour après jour, la crise de l’UE fait la une des médias turcs qui, toujours plus inquiets sur l’avenir européen du pays, scrutent et dissèquent la moindre phrase des dirigeants des Vingt-Cinq.

Contrecoup. Massivement favorable, même dans les régions les plus reculées, à une intégration européenne, synonyme de bien-être et de libertés, l’opinion est saisie par l’angoisse. « On sent de plus en plus qu’on gêne et qu’il y a deux poids, deux mesures quand on est un pays musulman », soupire Selim qui a pompeusement appelé « Avrupa » (Europe) son échoppe-bazar à Samandag, petit port limitrophe de la Syrie. « Je doute de plus en plus que nous fassions un jour pleinement partie du club et, même si la route vers l’UE est aussi importante que le but final, je crains que l’opinion ne finisse par se lasser », explique, préoccupé, un homme d’affaire d’Istanbul. Après le double non français et néerlandais à la Constitution européenne, les autorités d’Ankara ont d’abord évité toute dramatisation excessive. Tant pour rassurer l’opinion que pour empêcher un contrecoup sur le marché boursier dopé par la perspective de l’adhésion turque. Désormais, elles reconnaissent la gravité de la situation.

« Nous ne pouvons dire dès à présent que tout ce qui se passe au sein de l’Union n’affectera pas l’élargissement et la Turquie. Il faut attendre que la poussière retombe », a ainsi reconnu le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, dans une interview au quotidien Radikal (libéral), tout en soulignant que les réformes vont continuer. Certes nul ne pense que l’ouverture des négociations d’adhésion, prévue pour le 3 octobre, puisse être remise en cause. Mais les diplomates turcs craignent que, sous la pression des capitales les plus « turco-sceptiques », les Vingt-Cinq ne rajoutent d’ici là de nouvelles conditions, malgré une présidence britannique très favorable à Ankara.

Une petite phrase du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, soulignant lourdement « l’issue ouverte » de ces négociations a encore accru le doute. « L’adoption de l’acquis communautaire va impliquer de plus en plus de réformes. Jusqu’ici, nous avons pu les imposer grâce à la perspective de l’adhésion. Cela sera plus difficile si les gens doutent de l’issue finale », reconnaît un haut diplomate, au ministère turc des Affaires étrangères. « Quelle crédibilité auront les partisans de l’Europe s’il n’y a pas de lumière au bout du tunnel, même pas une chandelle », renchérit, indignée, Nilgun Cerrahoglu, spécialiste de l’Europe au quotidien Cumhuriyet (gauche républicaine).

Réformes. Le représentant de Bruxelles à Ankara, Hansjörg Kretschmer, se veut rassurant. « Cette crise, souligne-t-il, n’est pas la première au sein de l’Europe à propos de l’élargissement. » « La Turquie ne doit pas se décourager car son avenir est entre ses mains avec la pleine mise en œuvre des réformes auxquelles elle s’est engagée », a-t-il insisté lors d’un colloque de l’UE à Antioche sur le dialogue interculturel.

Il n’empêche que les doutes deviennent de plus en plus palpables. « Le ballon du rêve européen se dégonfle », ricane dans ses éditoriaux Emin Colasan, un des chefs de file du « souverainisme » turc. Ce sentiment reste très fort dans une partie de l’appareil d’Etat et de l’armée, au nom de la défense de l’héritage de la République laïque et jacobine créée par Mustafa Kemal sur les décombres de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. Ils ne remettent pas en cause l’Europe mais les abandons de souveraineté qu’elle impose. Principale force d’opposition, le CHP, le Parti républicain du peuple (gauche kémaliste), critique toujours plus durement « les excessives concessions » des islamistes modérés au pouvoir. « Négocier, cela signifie des concessions réciproques et non à sens unique », martèle Onur Oymen, vice-président du CHP chargé des relations internationales.

Ces thèmes trouvent un écho croissant dans une opinion fortement nationaliste. Selon une enquête de l’université du Bosphore, si 70 à 75 % des Turcs sont favorables à l’UE, 60 à 65 % se disent aussi persuadés que les Européens veulent « diviser la Turquie » et « l’affaiblir ». Les « kémalistes » sont en outre convaincus que l’AKP au pouvoir utilise avant tout « l’Europe comme un bouclier » pour mener son propre projet de réislamisation progressive du pays.

Protectionniste. L’ampleur des réformes effectuées depuis trois ans n’en est pas moins réelle, y compris en matière de libertés et de respect des droits des minorités. Certes, beaucoup restent encore sur le papier et leur rythme s’est considérablement ralenti depuis que les Européens, réunis en sommet le 17 décembre, ont fixé la date du début des négociations. Il y a aussi des ratés, notamment dans le nouveau code pénal, certains articles sur la presse jugés « liberticides » par de nombreuses organisations des droits de l’homme. « Il n’y a pas de plan B et nous voulons continuer notre longue route vers l’Europe », insiste Sefi Tasan, directeur du Centre d’études de politique étrangère de l’université de Bilkent à Ankara. Il se veut optimiste : « Il y a deux conceptions de l’Union, celle de Tony Blair, qui a le vent en poupe, ouverte et dynamique, dans laquelle la Turquie trouvera naturellement sa place. Et il y a l’autre, celle d’une Europe timorée, protectionniste, fermée. Je ne crois pas que cette vieille Europe l’emporte, mais, si c’était le cas, la Turquie n’aurait pas grand-chose à y faire ».

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