Entretien avec Mustafa Oguz Demiralp, ambassadeur de Turquie à Bruxelles
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Même s’il reste encore beaucoup à faire en matière de respect des libertés publiques, la perspective d’adhésion de la Turquie à l’Union a déjà eu pour effet majeur de renforcer la démocratisation de ce pays, la laïcisation de l’Etat et la défense des droits de l’homme en général. Une adhésion à l’Union d’un grand pays islamique pourrait-elle constituer un message d’espoir, de prospérité et de démocratie pour tous ces pays du sud de la Méditerranée, menacés par la violence et par des courants obscurantistes ?
L’Economiste : Etat laïc avec une population musulmane importante, la Turquie au sein de l’UE peut-elle constituer un exemple pour le reste du Monde arabe et musulman ?
Mustafa Oguz Demiralp : Je ne veux pas utiliser le mot exemple, la Turquie n’a pas le droit de se poser comme tel, car c’est aux autres pays musulmans de choisir leurs propres exemples. Mais je pense que la Turquie est sur la bonne voie. Tout d’abord, l’appartenance de la Turquie à l’Union européenne signifiera une réconciliation entre le monde musulman et le monde chrétien.
De cette façon, nous, Turcs musulmans, pourrons démontrer, que au-delà des clivages religieux et des différences de toutes sortes, il y a des valeurs communes sur lesquelles des sociétés musulmanes et chrétiennes peuvent coexister.
La laïcité est très importante pour nous, car elle signifie la séparation des affaires étatiques des questions religieuses. C’est une façon aussi de créer un espace de liberté pour la vie religieuse. Pour nous, la laïcité a deux connotations : la séparation de la sphère politique de celle de la religion et ensuite, la notion de liberté de religion et de conscience.
La Turquie dans l’UE peut-elle alors être un “modèle” pour un pays comme le Maroc, qui a demandé son adhésion à l’UE par le passé ?
Je n’aime pas là non plus le mot modèle ! C’est à nos amis marocains de choisir leur propre exemple et ce n’est pas à la Turquie de s’imposer comme modèle ou exemple pour le Maroc ou la Tunisie. Le Maroc a déjà de très bonnes relations avec la Turquie et je suis persuadé qu’une fois la Turquie intégrée dans l’Union européenne, ces relations se développeront davantage. Et bien sûr, si nous pouvons être utiles au Maroc par notre appartenance à l’Union européenne, nous le ferons avec beaucoup de plaisir et de volonté. Le Maroc est un pays qui nous est cher, qui nous est très proche et que nous aimons beaucoup.
Ce soutien peut aller même jusqu’à appuyer une nouvelle demande d’adhésion du Maroc à l’UE ?
Là, vous entrez dans un domaine un peu plus compliqué, compte tenu de la méfiance de certains Européens à l’égard de l’élargissement et en particulier à des pays musulmans. Je ne pense pas que des candidats à l’adhésion comme la Turquie soient les mieux placés pour répondre à une telle question ! C’est sûr qu’une fois dans l’Union européenne, nous nous efforcerons d’avoir avec le Maroc les relations les plus larges possibles et les plus étroites qu’on puisse avoir. Il y a quelques années, j’ai visité le Maroc comme membre d’une délégation turque officielle et je suis persuadé qu’aujourd’hui, c’est un pays qui a beaucoup progressé et qui a beaucoup d’avenir dans ses relations avec l’Union européenne.
Vos appréciations sur les relations entre la Turquie et le Maroc ?
Notre Premier ministre vient récemment d’effectuer au Maroc une visite très importante. Il y a un grand potentiel dans les relations maroco-turques, potentiel qui peut se développer encore davantage. D’ailleurs, des deux côtés on vient de ratifier l’accord de libre-échange turco-marocain. Je suis persuadé que celui-ci va servir de base pour renforcer les liens économiques qui existent entre les deux pays. Il est très important que les relations économiques et commerciales s’accroissent car le Maroc et la Turquie sont deux pays qui ont une vision politique similaire envers le reste du monde. Ils cherchent à instaurer la paix à travers le monde et ils ont une influence modératrice chacun dans sa région. Ce sont aussi deux pays qui peuvent avoir un rôle de médiateur pour trouver des solutions à un certain nombre de dissensions internationales.
On reproche aujourd’hui à la Turquie d’avoir tourné le dos à son environnement arabo-islamique naturel pour ne s’intéresser qu’à l’Europe...
Nous n’avons jamais délaissé le monde arabo-musulman ! Ce qui est peut-être vrai, c’est que les relations de la Turquie avec cette région du monde ne sont pas suffisamment reflétées dans les médias internationaux et notamment européens. Nos relations avec le monde arabo-musulman ont toujours fait partie de notre politique étrangère et nous les considérons comme très importantes. Nos relations avec nos voisins arabes et musulmans se sont poursuivies sans interruption et aujourd’hui, même notre président se trouve en Syrie et dans quelques jours, les voisins de l’Irak se réuniront à Istanbul au niveau des ministres des Affaires étrangères. Nous sommes entre-temps devenus observateurs à la Ligue arabe. Notre ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, a visité il y a quelques semaines la Palestine, pays dans lequel va également se rendre bientôt notre Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. De même avec l’Iran, nous avons de très bonnes relations et avec lequel nous avons eu des échanges de visite à haut niveau.
Mais il y a vos relations privilégiées avec Israël, notamment en matière de coopération militaire ?
C’est un problème du passé dans la mesure où il était perçu comme tel et que l’on a expliqué les raisons aux pays arabes. Notre ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, s’est rendu aussi bien en Israël qu’en Palestine. Israël est un pays qui possède une certaine puissance en matière de technologie et notamment dans l’industrie militaire. Il y a donc une coopération dans ce domaine entre la Turquie et Israël pour développer nos équipements au niveau technique. De temps en temps, nous procédons à des opérations militaires conjointes qu’on appelle « search and rescue ». Ce sont des relations transparentes dans la mesure où elles sont suivies par la presse. Ces relations ont commencé il y a sept ou huit ans et à cette époque, certaines méfiances et préoccupations avaient été exprimées par des pays arabes et musulmans. Je pense que cette méfiance a été surmontée aujourd’hui car tout le monde s’aperçoit que les relations turco-israéliennes ne sont pas dirigées contre le monde arabe ou contre le monde musulman, et encore moins contre nos frères et soeurs palestiniens. Et d’ailleurs, le fait que nous ayons des rapports excellents, à la fois avec Israël et la Palestine, nous place dans un statut qui nous permet d’accomplir des efforts supplémentaires pour faire triompher l’esprit de la paix dans la région. L’accord que nous avons avec Israël est plus technique que politique.
Où en êtes-vous de vos préparatifs pour les négociations d’adhésion avec l’Union ?
Comme vous le savez, nous avons obtenu la date du 3 octobre 2005 pour le début de ces négociations, mais en fait c’est en mars ou avril 2005 que nous devions obtenir cette date selon la décision du Sommet européen de Copenhague (celui-ci avait stipulé que les négociations commenceraient rapidement une fois que les réformes politiques sont jugées satisfaisantes. Ce qui fut notifié en décembre 2004, ndlr). Il y a donc eu report de cette date. Pourquoi un tel report ? Tout simplement à cause du référendum en France sur la Constitution européenne. Ce référendum est très important pour l’Union et de fait jusqu’à ce qu’il soit terminé, on a conseillé à la Turquie de ne rien faire et de ne pas être trop visible dans ce moment délicat pour l’Europe. Cela n’a pas été dit officiellement de la sorte mais c’est la recommandation générale qui a semblé se dégager du climat politique qui domine l’Union européenne à l’heure actuelle ! D’une part, on nous dit de ne pas trop faire parler de nous et de l’autre, on nous dit, vous ne progressez pas dans vos réformes.
Ce n’est pas sérieux. C’est une attitude tout à fait paradoxale envers notre pays. Ainsi par exemple, on n’a pas encore procédé à l’examen analytique de l’acquis (« screening » selon le jargon communautaire, ndlr). La délégation de la Commission européenne à Ankara n’a lancé encore aucune activité dans ce sens et on attend que le référendum du 29 mai en France soit terminé.
Pourtant, en ce qui nous concerne, nous continuons notre chemin. Ainsi au Parlement turc, on a passé pratiquement toutes les lois que l’on nous a demandées. Nous en sommes maintenant à la consolidation de la mise en œuvre de ces réformes. Il reste encore des textes à passer comme par exemple celui de la loi sur les Fondations, mais ce n’est pas celle-ci qui va déterminer le sort des réformes politique en Turquie. Le travail législatif en Turquie est pratiquement terminé et nous en sommes à la mise en œuvre.
Le regain actuel du nationalisme en Turquie ne risque-t-il pas de gêner votre candidature à l’adhésion ?
Non, ce n’est pas un regain de nationalisme, c’est une réponse aux décisions du 17 décembre 2004, prises par le Conseil européen à l’encontre de la Turquie, et que nous considérons comme « discriminatoires » : on a imposé des sauvegardes permanentes contre la libre circulation des travailleurs turcs, on a décidé de rendre impossible pendant un certain temps pour la Turquie de bénéficier des fonds structurels et des fonds agricoles. Toutes ces décisions ne sont pas accueillies favorablement par la population en Turquie. Avant ces décisions du 17 décembre 2004, la présidence néerlandaise a eu la maladresse d’introduire la question chypriote à la dernière minute. Ce sont donc ces facteurs négatifs qui sont en partie à la source des réactions en Turquie, réactions qui, à mon avis, sont tout à fait justifiées. En ce qui concerne la détermination de la Turquie d’aller vers l’Europe, rien n’a changé mais la Turquie n’acceptera jamais un traitement unique et inique !
Parcours
Mustafa Oguz Demiralp est né à Istanbul, le 22 janvier 1952. Diplômé de l’Université technique du Moyen-Orient (ODTÜ) à Ankara en 1976, Demiralp a notamment exercé plusieurs fonctions au sein du ministère des Affaires étrangères de la République de Turquie : premier secrétaire près l’ambassade de Turquie à Téhéran, conseiller à la Représentation permanente de Turquie près l’Organisation des Nations unies à Genève, chef du département de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), représentant permanent adjoint à la Représentation permanente de Turquie auprès du Conseil de l’Europe, conseiller privé du ministre des Affaires étrangères, représentant permanent de Turquie auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et depuis 2002 délégué permanent de Turquie auprès de l’Union européenne. Demiralp parle français et anglais. Il est marié et père de deux enfants.
Mustafa Oguz Demiralp : “D’une part, on nous dit de ne pas trop faire parler de nous et de l’autre, on nous dit, vous ne progressez pas dans vos réformes. Ce n’est pas sérieux. C’est une attitude tout à fait paradoxale envers notre pays”-
Propos recueillis par
Aziz BEN MARZOUQ