C’était pourtant lui, l’interviewé de l’histoire... Mais Iskender Gökalp, 53 ans, directeur du Laboratoire CNRS de combustion et systèmes réactifs (LCSR) d’Orléans, ne fait rien comme tout le monde. « Parlez-moi de vous », demande-t-il d’entrée de jeu, avec un doux filet de voix à l’accent liquide. Et l’homme est bien à l’image de cette première phrase : curieux, humble, à l’écoute. Mais aussi déterminé. Débarqué tout droit d’Istanbul avec sa femme - une Arménienne ! - il y a trente ans, il a su imposer son style et ses recherches sur un sujet alors en pleine révolution : l’analyse de la combustion dans un écoulement turbulent.
L’aventure française démarre en 1975 au Laboratoire d’aérothermique de Meudon, où Iskender prépare une thèse d’État (soutenue en 1981) en collaboration avec le Laboratoire de chimie générale de Paris-VI. Tout en assumant successivement les postes d’assistant et de maître-assistant de l’UFR de mécanique. Très vite (en 1983 !), il est recruté comme chargé de recherche au LCSR [1]. Un rêve pour ce boulimique de travail. « Pour moi, le CNRS, c’était enfin l’accession à l’autonomie et l’assurance de bâtir des programmes de recherche ambitieux. » Car le domaine d’étude d’Iskender est alors en pleine évolution. « Au début des années soixante-dix, il s’agissait juste d’améliorer le rendement de la combustion dans les divers systèmes énergétiques, explique-t-il. Depuis, on s’est rendu compte que les ressources fossiles n’étaient pas éternelles, ni tout à fait inoffensives vis-à-vis de l’environnement. Du coup, le laboratoire a évolué avec ces nouvelles contraintes, pour finalement explorer davantage les aspects “développement durable” de la combustion et des systèmes réactifs. » Aux yeux des industriels, ces travaux sont essentiels : il s’agit d’améliorer les procédés de combustion (aussi bien dans les moteurs de voitures et la propulsion aérospatiale que dans les turbines à gaz) avec des mélanges pauvres en combustible, pour réduire les émissions de gaz carbonique et d’oxydes d’azote. Et d’élargir le champ d’approvisionnement énergétique en développant l’utilisation de combustibles alternatifs, biocarburants, comme l’huile de colza ou les mélanges issus de la gazéification de la biomasse, ainsi que gaz de récupération de certains rejets industriels [2].
Mais Iskender, lui, voit déjà plus loin, la tête résolument plongée dans les étoiles : un projet européen, qu’il a lui-même baptisé Essperans [3]
, destiné à diversifier les supports énergétiques « grâce au soleil, bouillonne Iskender. L’idée est simple : installer dans les régions ensoleillées des plates-formes photovoltaïques chargées de convertir l’énergie solaire en électricité. Et à plus long terme, les placer directement en orbite autour de la Terre... » Science-fiction ? Pas pour Iskender. Son credo : l’interdisciplinarité. Depuis ses débuts, le chercheur rassemble autour de lui toutes les expertises, multiplie les partenariats, s’intéresse à tout, frénétiquement [4]. « La recherche fondamentale n’est plus dans sa tour d’ivoire, triomphe-t-il. Elle trouve toujours une forme d’application à laquelle on ne pensait pas. » Et permet parfois aussi de faire habilement le pont entre ses deux pays... grâce à des cotutelles entre les universités d’Istanbul et d’Orléans, le Tubitak [5] et le CNRS. « La Turquie est le seul territoire européen qui rassemble de façon significative la totalité des énergies renouvelables, elle a un rôle à jouer dans le futur énergétique de l’Europe », plaide cet éternel militant, pro-européen. Et résolument pro-turc...