Probablement incontournable à long terme, l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne pose à celle-ci des questions de fond existentielles, et donc salutaires.
On comprend que la Turquie fasse peur à beaucoup d’Européens. Géant démographique, elle pèserait d’emblée d’un poids énorme dans l’Union, c’est-à-dire dans son économie, mais aussi dans sa politique : avec une forte députation au parlement, elle jouerait aussi un rôle inévitablement important au niveau de l’exécutif européen.
Dans ces conditions, il serait impossible aux nations fondatrices d’imaginer pouvoir confiner la Turquie, devenue membre de l’UE, à des strapontins, ou la soumettre à une sorte de quarantaine. Géographiquement périphérique, elle ne saurait être confinée à la périphérie des pouvoirs. Par conséquent, elle pourrait bien orienter la politique étrangère européenne dans un sens plus atlantiste.
La question religieuse suscite également de fortes et légitimes interrogations. L’Europe s’aperçoit chaque jour davantage qu’on a beau refouler le religieux et proclamer la laïcité comme la nouvelle religion, le naturel finit toujours par revenir au galop. Toute entière bâtie sur la civilisation judéo-chrétienne, même si ses dirigeants détestent l’admettre, l’Europe craint moins de voir disparaître sa dimension chrétienne, que d’ouvrir la porte à une nombreuse population musulmane.
Le coût d’une non-entrée
Mais si les Européens ont quelques raisons de craindre l’entrée de la Turquie dans l’UE, ils ont autant, et peut-être davantage, à craindre de sa non-entrée. Aujourd’hui, la partie la plus dynamique de la population turque et de ses dirigeants a fait le choix du mode de vie occidental, et surtout, des valeurs qui vont avec. On entend dire que le statut des femmes n’y est pas encore satisfaisant, que les droits de l’homme laissent à désirer, que la démocratie est encore bien fraîche...
Tout cela est vrai, mais est-ce suffisant ? Après tout, dans la vieille Europe, les quinquagénaires se souviennent d’avoir passé des vacances dans des pays qui, pas plus tard qu’hier, étaient des dictatures sanglantes, où parler des droits de l’homme était en soi un délit, où l’on garrottait des opposants politiques ! C’était l’Espagne, le Portugal, la Grèce, la Tchéquie, la Roumanie... Tout cela n’est pas si lointain, et voudrait par conséquent qu’on soit modeste lorsqu’on exige un certificat de bonnes m�urs démocratiques à la Turquie.
En réalité, la seule question essentielle est celle-ci : que signifierait, pour l’équilibre de l’Europe et du monde, un rejet de la Turquie ? À l’articulation entre l’Europe et le Moyen-Orient, elle joue un rôle de pont irremplaçable, mais bien peu utilisé. Ce pays a fait le choix de la démocratie et de la liberté, non sans difficultés. A l’Est, rien de tout cela, mais des régimes autoritaires, ou théocratiques, ou monarchiques − à l’exception notable d’Israël, naturellement.
Or il est évident qu’une Turquie démocratique, ancrée à l’Europe, active et prospère, ne peut qu’avoir un effet bénéfique sur ses voisins, notamment par le commerce, qui porte toujours dans ses bagages des idées, des promesses et de la liberté, comme les graines accrochées aux roues des camions. En donnant l’image d’un pays ouvert capable de conjuguer harmonieusement islam et modernité, sa réussite aura une formidable valeur d’exemple, assez forte pour renverser les forces de l’obscurantisme et du fondamentalisme religieux dans toute la région.
A l’inverse, une Turquie rejetée de l’Europe pourrait céder à la tentation du repli et de l’islamisme. Alors, l’Europe et le monde occidental auraient tout à craindre de ce voisin puissant devenu, par dépit hostile et revanchard.
Philippe Barraud, le 06/10/2004