Le sage a montré la lune. Les sots ont regardé son doigt.
La formule est célèbre. Le gouvernement l’a remaniée, lui qui prend les gens pour des sots, les invite à regarder son doigt pour cacher la lune et renvoyer le sage à la bien-pensance que ne sauraient manquer de lui prodiguer les facilités concédées par le bouclier fiscal. Difficile à suivre ?
Non, pas tant que cela.
La formule, presque autant que les actes, insulte mes narines, voire mes racines, mais on sent comme un vent mauvais se lever, en France. Et en Europe, plus largement.
Regardez mon doigt et les signes que je profère, nous dit-on, cela vaut mieux que l’arrière-plan élargi d’une impuissance politique à peu près totale, d’une imagination avortée et d’un exercice du pouvoir ne sachant combiner que les seuls ingrédients de la force et d’une ineptie que le spectacle ambiant voudrait maquiller en ruse.
Alors oui, le mot d’ordre de la gouvernance inutile est lancé : ne réglons rien, mais frappons fort, le bruit de nos gesticulations rend myope, il nous dédouane !
Ce bon docteur Queuille avait encore l’avantage du silence ! Aujourd’hui en France, on cultive la suffisance.
L’Europe entière se couvre de la gangrène populiste, raciste, pétocharde et fasciste, de cette nauséabonde infection qui s’étend un peu plus chaque fois qu’on y touche. Mais comme les mains d’un enfant pour les flammes, la gouvernance de certains connaît comme une irrépressible attirance pour les cabinets d’aisance.
Du Jobbik hongrois au parti de Geert Wilders en Hollande, de Berlusconi à la triomphante bêtise d’un vice-gouverneur de la Bundesbank. De l’extrême-droite autrichienne aux excès sarkoziens en passant par la Ligue du Nord et les errements finno-berlusconiens, au choix, retrouvez antisémitisme, racisme, islamophobie, culture et politique de la peur, populisme, impuissance et berlue politiques… Un prurit purulent qui oblitère les problèmes, obère notre capacité de réponse.
La crise globale ? Quelle crise globale ? La croissance repart, le chômage baisse ! Mais regardez quand même mon doigt. Le grand ! Les Roms, les sans-papiers, la Roumanie, l’immigration, l’islam ou la Cappadoce, pardon, la Turquie. Refrain qu’on connaît bien par ici.
Mais on a beau dire, déplorer et dénoncer, la grosse farce marche toujours aussi bien. De mieux en mieux même. La Turquie est pourtant passée de mode, me direz-vous. Elle a d’autres chats à fouetter, les siens pour commencer. Et puis l’adhésion à une galère dans laquelle les rames servent à battre le soi-disant capitaine d’une commission changée en boule de docilité, alors qu’un peu partout sur le vieux continent fleurit un populisme court-termiste, il faut reconnaître que, si dans le registre des symboles, cela demeure une orientation encore recevable, dans celui des décisions stratégiques, elle relève d’une priorité moins pertinente.
Cela étant, parler de régression sur le dossier turco-européen ne serait pas satisfaisant si l’on omettait de mentionner cette régression proprement européenne, celle de ses politiques, de sa volonté et de ses exigences.
Voilà plusieurs années qu’ici même, dans les colonnes de TE, nous donnons la parole à des intellectuels turcs se penchant sur la question de la nationalité et de la citoyenneté en Turquie, dénonçant non seulement les conceptions qui prévalent dans le pays mais avançant les idées et les propositions qui permettraient de dépasser les impasses dans lesquelles la Turquie se débat depuis longtemps. En bref, dépasser une conception trop ethnique et culturaliste de la citoyenneté pour s’orienter vers une sorte de patriotisme constitutionnel. Et critiquer les tenants comme les aboutissants de formules judiciairement consacrées telles que « les citoyens turcs d’origine étrangère », les « citoyens non turcs », « les citoyens étrangers » désignant les citoyens turcs de confession non-musulmane.
A l’instar de Camus, il fallait reconnaître que la démocratie n’était pas qu’un fait majoritaire mais l’apprentissage du respect de la minorité. Et remplacer « l’identité turque » (musulmane, laïque et ethniquement turque) par une identité « de Turquie », une supra-identité républicaine.
Depuis un premier ministre et un chef d’état-major ont tous deux reconnu la nécessité de cette supra-identité. Des discours aux actes, il est encore un écart certes, mais une évolution est en marche, lentement, une émergence.
En France, il aura fallu attendre l’été 2010 pour entendre un Président de la République parler de citoyens « français d’origine étrangère ». Qui donne des leçons à qui ? Où se lit le phénomène de régression ? Les intellectuels et les démocrates turcs ont-ils encore besoin de l’Europe ? La réponse, implicite, risque de rasséréner les partisans de tout bon apéro saucisson – pinard. Célébrons donc la grandeur de la civilisation européenne !
Mais rendons à ces cauchemars ce qui appartient aussi aux cauchemars : leur pouvoir de divination, leur puissance visionnaire, celle d’authentiques accoucheurs de l’Histoire !
Ils sont en train de nous faire la démonstration de ce que le cours de l’histoire s’inverse ; que le progrès est chose aussi changeante que le monde actuel, qu’il ne se trouve plus forcément là où on pensait l’avoir placé pour l’éternité. Mais où sont donc passées les lumières européennes ? Qu’est-il advenu de ce phare de l’Occident sur le cap de l’Eurasie ?
Ps – Au sortir d’un tel été, impossible de ne pas penser à la philosophie façon Baskin Oran : « Tata dialectique » nous apprend qu’après le pire vient le meilleur. Appelons-le tous de nos vœux.