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« Des petits bouts de Turquie »

jeudi 15 septembre 2005, par Marc Semo

Libération - 14/09/2005

Même si un quart d’entre elles sont devenues allemandes, les 2,5 millions de personnes issues de l’immigration turque outre-Rhin continuent à y vivre selon leurs propres règles.

Les plants de tomates et les salades sont soigneusement alignés dans les « jardins ouvriers » baptisés pompeusement Sommergluck (« bonheur de l’été ») ou kleines Paradies(« petits paradis ») que quelques anciens habitants de la rue viennent encore cultiver le week-end passant rapidement au milieu de la foule bigarrée qui prend le frais sur les trottoirs. « Quand nous étions gosses, au milieu des années 70, les Allemands étaient encore largement majoritaires dans le quartier et on se connaissait mais maintenant c’est fini, ils sont presque tous partis et chaque communauté vit de son côté, les Turcs comme les Yougos et les Arabes qui commencent à s’installer », dit Atalay Vurgun, 36 ans, qui a grandi dans l’un de ces immeubles gris de Koloniestrasse, le cœur de ce qui fut avant guerre le Wedding rouge. Cet ancien bastion ouvrier est devenu un des principaux quartiers de l’immigration turque dans la capitale allemande. Ils sont au moins 350 000, soit quelque 10 % de la population, et tous concentrés dans l’ancien Berlin-Ouest dans des quartiers comme Kreuzberg, Neue Köln ou Wedding... « Cette communauté est très segmentée politiquement, religieusement, ou entre Kurdes et Turcs, mais en même temps elle a créé des petits bouts de Turquie où l’on vit entre soi sans aucun réel contact autre que professionnel ou d’« assistantiel » avec la société allemande », souligne Altan Gökalp, anthropologue et spécialiste de l’immigration turque. Une partie d’entre eux toutefois s’intègre peu à peu : environ 600 000 des 2,5 millions de Turcs ou originaires de Turquie vivant outre-Rhin ont opté pour la citoyenneté allemande et vont donc voter lors des élections, dimanche.

Avoir gardé son passeport turc n’est pas toujours synonyme de repli. Chaleureux et volubile avec un parfait accent berlinois, Atalay Vurgun affiche sa réussite au volant d’un coupé décapotable Mercedes noir flambant neuf. « Je suis turc mais je pense comme un Allemand et je vis comme un Européen », clame le jeune homme, qui a installé sa société de transports ABC Logistik dans Koloniestrasse non loin de la friche industrielle où se dressait l’entreprise qui employa son père comme chauffeur. Peu après la chute du Mur, il s’est lancé à son compte achetant pour quelques milliers de marks un camion d’une société d’Etat en liquidation de l’ex-RDA. Toutes les économies de la famille arrivée trente ans plus tôt d’un village de l’est de l’Anatolie ont été investies dans l’aventure. Son premier bureau se résumait à un téléphone mobile et à la chambre où il avait grandi avec ses deux frères dans le petit appartement familial. Maintenant, il a plus de trente camions peints d’un rouge pimpant. Parmi ses quarante salariés, un seul Turc. Alors que nombre des 40 000 petits entrepreneurs d’origine turque sont dans le « business ethnique » travaillant peu ou prou avec des Turcs ou avec la Turquie. « Moi, je voulais que mon entreprise soit comme n’importe quelle autre entreprise allemande », explique le jeune patron, qui n’en tient pas moins à garder le siège d’ABC dans la rue de son enfance. « Ici, je suis respecté car chacun sait d’où vient mon argent et je connais tout le monde y compris dans l’administration », justifie Atalay, qui a pris un appartement dans le quartier voisin et nettement plus chic de Rieckendorf afin que sa petite fille soit, comme lui jadis, à l’école avec une majorité d’Allemands.

« Formaté à l’allemande »

Tous les dimanches matin, le clan se réunit. Cette fois, le brunch se tient chez Denyz, 32 ans, le cadet maintenant contrôleur à l’U-Bahn, le métro berlinois, après avoir tenté sans succès de monter aussi sa propre société de transport routier. « La frontière polonaise est à moins de cent kilomètres et leur concurrence est impitoyable », explique-t-il. Il y a cinq ans, il avait essayé de travailler dans le tourisme à Antalya sur la côte Sud de la Turquie, là où les parents passent une bonne partie de l’année depuis leur retraite. « C’est le règne de la magouille et je me suis alors aperçu à quel point j’étais finalement formaté à l’allemande », raconte-t-il. Les enfants regardent des dessins animés sur une chaîne satellitaire turque et les adultes ne parlent que des élections de dimanche. En 2002, l’écrasante majorité des électeurs d’origine turque avait voté pour les sociaux-démocrates ou les Verts, qui appuient l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne alors que la droite y est farouchement opposée. Mais cette fois le cœur n’y est plus. L’ambitieuse loi sur les naturalisations voulues par la coalition « rouge-vert » a été en effet sérieusement revue à la baisse par la Chambre haute, dominée par les conservateurs. « Fondée sur le droit du sol, elle facilite certes la naturalisation mais elle oblige aussi à renoncer à la nationalité d’origine à moins d’une autorisation spéciale », explique Attila, 38 ans, l’aîné, écrivain et journaliste. Quelque 50 000 nouveaux Allemands ont été d’ailleurs déchus de leur nouvelle citoyenneté pour n’avoir pas respecté cette règle. La procédure reste en outre longue avec un examen de langue plus ou moins difficile selon les Länder . « A quoi bon tous ces efforts et ces humiliations alors que maintenant un immigré en règle peut voyager librement dans tout l’espace Schengen », souligne Atalay, resté citoyen turc à la différence de ses deux frères. « Le renoncement au passeport turc est ressenti comme une mutilation pour celui qui se sent aussi pleinement turc qu’allemand », admet le député européen vert d’origine turque Cem Ozdemir, reconnaissant une réelle baisse des demandes de naturalisation.

« Peser politiquement »

« Nous incitons les nôtres à prendre la citoyenneté pour peser politiquement car c’est désormais ici que nous vivons », martèle Celal Tüter, cadre de l’organisation de jeunes Milli Görus (« la voie nationale »), mouvement islamiste. Plusieurs fois par semaine, il vient à Koloniestrasse dans la mosquée Haci-Bayram, installée dans les bâtiments d’une ancienne fabrique de pain. C’est le centre des réseaux d’entraide du quartier. Des femmes en foulard passent à la boutique coopérative ou se rendent à côté au supermarché Konya, qui vend des produits turcs fabriqués par des entreprises islamistes. Un peu plus loin, des boutiques de vêtements exhibent en vitrine des foulards et des longs manteaux. « Pour un croyant, la vie est beaucoup plus facile en Allemagne que dans la Turquie laïque et les filles peuvent aller à l’école avec le foulard », racontent les islamistes.

Dans les petits restaurants de kebab, des familles sont attablées. Leur vie est désormais en Allemagne mais le plus souvent dans le cocon protecteur d’une société parallèle repliée sur ses propres règles où l’on vit comme là-bas au village sous un permanent contrôle du groupe. « Je ne suis pas venue en Allemagne mais dans une famille », reconnaît Leyla, arrivée il y a six ans pour se marier avec un lointain cousin. Une union arrangée par les familles comme il y en a tant. Pour nombre de familles turques de l’émigration, une import Gelin (« une fiancée importée ») représente la garantie d’une épouse respectueuse élevée dans la tradition. « Entre le mariage arrangé et le mariage forcé, la différence est mince. Ces jeunes femmes vivent enfermée dans un monde patriarcal où aucune décision ne leur appartient et c’est aussi le cas de celles nées ou grandies ici si elles sont restées dans des familles très conservatrices », souligne Seyran Ates, avocate et inlassable militante des droits des femmes.

Arrivée toute gosse, cette jeune femme brune a également grandi à Wedding avant le grand déferlement des regroupements familiaux. « J’étais la seule Turque dans ma classe et c’est pour ça aussi que je m’en suis sortie, mais aujourd’hui c’est beaucoup plus difficile et je suis effrayée de voir de plus en plus de filles porter le foulard dans un choix de repli identitaire », souligne l’avocate, installée désormais dans un bel immeuble d’un quartier très bobo au cœur de la capitale. De par son métier elle est confrontée quotidiennement à la détresse des femmes de l’immigration. « Une bonne moitié de celles qui viennent me voir sont victimes de violences, les autres simplement n’en peuvent plus de cette non-vie et jouent le tout pour le tout en décidant de divorcer malgré les pressions et les menaces », raconte Seyran Ates, dont le nom est connu dans toute la communauté. Son livre de souvenirs la Traversée des flammes (1) a été un best-seller. Longtemps la société allemande a vécu avec l’idée que les Gastarbeiter n’étaient là que de passage et il n’y avait aucune réelle réflexion sur l’intégration. Et le changement même de la loi sur la nationalité menée par la gauche obéissait surtout à des considérations électoralistes. « Nous payons trois décennies de total aveuglement au nom du multiculturalisme. On laissait les communautés vivre côte à côte selon leurs propres règles sans aucun effort réel d’intégration et en fermant les yeux sur les atteintes aux droits élémentaires des personnes », accuse la jeune femme, dont le parler vrai irrite aussi bien les siens qu’une partie de la gauche. Elle n’hésite pas à dire que les jeunes Turco-Allemands d’aujourd’hui sont « une génération perdue ».

Peu de mariages mixtes

« Cette troisième génération vit dans un entre-deux et beaucoup ne maîtrisent réellement ni l’allemand ni le turc. Mais, même si l’intégration est aujourd’hui plus difficile notamment à cause des quartiers ghettos et de l’échec scolaire, elle n’en progresse pas moins », nuance la sociologue Czarina Wilpert. Certes, le nombre des mariages mixtes reste très limité et le plus souvent il s’agit d’Allemandes épousant des Turcs. Et à peine 12 % des élèves d’origine turque vont au lycée (les autres restant dans des filières professionnelles). Toutefois, une culture mixte peu à peu se dessine, comme en témoigne le succès de Radio Metropole, première vraie radio turque berlinoise qui alterne musique turque et infos locales ou nationales en allemand. « Les jeunes, à la différence de leurs aînés, ne se satisfont plus de l’écoute des médias turcs », explique Aziz Yakar, un des responsables de la régie publicitaire. Des petits pas vers l’intégration qui rencontrent les résistances de la société allemande où le racisme reste bien palpable. « Quand je téléphone pour un contrat de livraison dans l’ex-Est ou en Bavière, je dis m’appeler Engel pour éviter tout problème », raconte Atalay Vurgun. Il n’a guère d’illusions : « Bien que la Turquie finira par entrer dans l’UE, ces méfiances demeureront. Je sais bien que, même dans quarante ou cinquante ans, je resterai pour eux avant tout un Turc. »

(1) Publié chez Calmann-Lévy.

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