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L’orgueil blessé des Turcs

L’euroscepticisme monte dans une opinion lasse des rebuffades de l’UE.

vendredi 30 septembre 2005

Vendredi 30 septembre 2005 (Liberation - 06:00)

Etudiant à la prestigieuse université Bilkent d’Ankara, Orhan, comme beaucoup de ses condisciples, ne croit plus vraiment à l’Union européenne. « C’est comme une femme qu’on a courtisée pendant des années et des années pour finalement réaliser qu’elle s’est bien défraîchie entre-temps », plaisante cet apprenti manager. Les ultimes rebuffades des Vingt-Cinq exaspèrent une opinion déjà lasse de quarante ans de route cahoteuse vers l’UE. En un an, le pourcentage des « europhiles » turcs a décroché, de 75 % à 63 %. Certes, tous les pays candidats ont connu ce phénomène d’érosion. Mais, en Turquie, cet euroscepticisme croissant se nourrit du sentiment d’être injustement victime d’une politique du deux poids deux mesures imposée par les Etats membres inquiets de l’adhésion d’un pays de 71 millions d’habitants à 99 % musulmans.

Symboles. La montée d’adrénaline est d’autant plus palpable que le bras de fer entre Ankara et l’UE porte sur des sujets symboliquement forts. En premier lieu, la question chypriote, considérée « cause nationale » par une grande majorité de la population. Mais aussi la mention explicite, comme l’exige l’Autriche, de la possibilité d’offrir à la Turquie un « partenariat privilégié » en lieu et place d’une adhésion pleine et entière. « Proposition immorale ! » a grondé le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, à l’unisson d’une opinion publique qui se sent insultée dans son orgueil national. « On veut pousser notre patience à bout et certains cercles européens voudraient que nous claquions la porte », affirme Bülent Arinc, le président du Parlement turc. Une guerre des nerfs se mène à coups de petites phrases. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a fait de l’intégration européenne « la première de ses priorités ». Mais il durcit le ton et laisse planer la menace d’une chaise vide le 3 octobre. « Nous sommes conscients que les négociations seront longues et semées d’embûches, mais toute autre option qu’une adhésion à part entière est absolument inacceptable », a répété mercredi Namik Tan, porte-parole du ministère des Affaires étrangères.

On assure à Ankara que, si le cadre de négociations mentionne des propositions irrecevables, la Turquie ne se rendra pas à Luxembourg lundi. « L’avion qui nous amènera là-bas attendra à l’aéroport. Nous ne le prendrons que quand tout sera clarifié », a affirmé le ministre des Affaires étrangères. « Trop souvent, la Turquie se comporte non pas comme si elle négociait son intégration dans l’UE mais comme si c’était l’UE qui devait marchander son adhésion à la Turquie », ironise de son côté un diplomate européen.

« Il n’y a pas de plan B pour le gouvernement, c’est l’adhésion ou la mort », explique Hüseyin Bagci, professeur de relations internationales, qui estime que, même sous la pression d’une opinion publique de plus en plus irritée, le Premier ministre ne peut prendre le risque de rater ce moment historique sur lequel il a fondé toute sa stratégie. L’économie, notamment la Bourse et l’immobilier, est dopée par la perspective des négociations d’adhésion, soutenues par les principales associations d’entrepreneurs et les grands groupes de presse. Le gouvernement n’en risque pas moins de se trouver dans une situation délicate. « Les réformes ont pu être imposées grâce à la perspective d’une adhésion future, mais cela deviendra plus difficile si les gens doutent de l’issue finale », s’inquiète un haut diplomate turc, partisan convaincu de l’adhésion. La principale force d’opposition, le CHP, Parti républicain du peuple (gauche kémaliste), critique toujours plus durement « les concessions excessives » des islamistes modérés au pouvoir. Ces thèses trouvent un écho croissant dans une opinion très sensible aux thèmes nationalistes. Selon plusieurs enquêtes, 60 à 65 % des personnes interrogées se disent convaincues que les Européens veulent « diviser la Turquie » et « l’affaiblir ».

Chypre. Le dossier chypriote cristallise les sentiments antieuropéens. « Il touche au symbolique, y compris pour des libéraux ouverts par exemple sur le problème kurde », reconnaît Nurdan Bernard, journaliste et spécialiste de l’UE. Exigée par l’Union, l’ouverture des ports et aéroports turcs aux Chypriotes grecs serait ressentie par beaucoup comme « une capitulation ». Il sera difficile au gouvernement de céder sur ce point, à moins d’obtenir en compensation un allégement des sanctions qui frappent encore la république turque de Chypre du Nord, instaurée dans l’île après l’invasion turque de 1974, et toujours sous embargo bien qu’elle ait voté en avril 2004 en faveur du plan de réunification soutenu par l’ONU et l’UE (mais rejeté par les Chypriotes grecs).

L’opinion s’irrite aussi des pressions de certains pays européens pour une reconnaissance par Ankara du génocide arménien de 1915-1917. « La Turquie est trop souvent maintenant présentée comme un ennemi acharné de l’Europe », s’inquiète Cengiz Aktar, directeur du centre pour l’UE de l’université Bahçesehir d’Istanbul, soulignant que « cela crée un environnement amer et négatif qui lasse même les cercles les plus pro-Union ».

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