Le Gezi Parki, dernier rempart d’une ville défigurée
Tout a commencé par un rassemblement pacifique débuté il y a plusieurs semaines sur la place de Taksim. Dans une ville étouffée sous le poids de la construction de logements et de centres commerciaux (voir le documentaire Ekumenopolis : Istanbul, ville sans limite [1]), le petit parc de Gezi, littéralement en turc, « le parc de la promenade », seul espace vert restant au milieu de la jungle urbaine, fait office de symbole.
En effet, l’urbanisation galopante d’Istanbul est en train d’en faire une ville invivable : surpopulation, embouteillages 24 heures/24, saturation des transports en commun, pollution, aménagement urbain chaotique sont autant de plaies pour les habitants. Dernier chantier en date de la mairie d’Istanbul, dans le cadre d’un plus vaste projet national de « rénovation urbaine » : la piétonisation de la place de Taksim, un prétexte pour changer la face du quartier et distribuer des juteux contrats aux entreprises proches du parti au pouvoir, l’AK Parti, disent les opposants au projet. L’ancienne caserne d’artillerie détruite en 1940, où ce petit parc s’étend aujourd’hui, sera reconstruite à l’identique, avec un centre commercial à l’intérieur. Ce projet annoncé il y’a plus d’un an, n’avait à l’époque suscité que de bien maigres critiques, essentiellement via les médias sociaux.
Pour les protestataires, isolés, et peu nombreux, leur sit-in au Gezi Parki (photo) est essentiellement un moyen pacifique de dire non à cette politique de rénovation urbaine, transformant l’historique Istanbul en un nouveau Dubaï.
La violence policière, l’étincelle
Mais la situation va dégénérer quand, sommée de déloger le mouvement pour permettre le début des travaux, la police va employer la manière forte. Il convient de préciser que ces méthodes de la police turque sont la règle, et en aucun cas un fait exceptionnel dans le pays. Dans le Sud-Est de la Turquie à majorité kurde, la police intervient régulièrement pour vider les centre-villes avec des Toma, véhicules blindés munis de canons surpuissants propulsant eau, et parfois des substances chimiques. Sans s’éloigner autant d’Istanbul, dans d’autres quartiers de la ville, la police impose le même traitement aux ouvriers venus se plaindre du non- respect de leurs droits, où aux habitants d’immeubles à détruire dans le cadre de projets de rénovation urbaine.
Des scènes habituelles en Turquie
Cependant, de par son emplacement central dans la ville, la place Taksim étant probablement l’endroit le plus fréquenté d’Istanbul, par les locaux comme par les touristes, cette répression disproportionnée est immédiatement médiatisée. Une image notamment, celle d’une jeune fille en robe rouge aspergée à bout portant de gaz lacrymogène par un policier [2], est publiée sur la page facebook de l’agence de presse Reuters le mardi 28 mai, puis largement diffusée sur les médias sociaux en quelques heures.
Dès lors, l’information est relayée, notamment par le biais d’internet et le mouvement, qui s’appuyait au départ sur quelques dizaines de personnes, en compte très vite plusieurs centaines. Après trois jours, loin de s’être tari, celui-ci s’est étendu à des milliers de participants et le sujet n’est déjà plus depuis longtemps le parc de Gezi. Il s’agit là d’un ras-le-bol général contre le gouvernement. En vrac parmi les motifs de colère de la population pourrait-on citer l’islamisation rampante du pays, avec les dernières interdictions contre l’alcool survenues quelques jours auparavant [3], l’exploitation sociale et la pauvreté d’une large partie de la population, l’absence de liberté d’expression, la Turquie étant le pays ayant le plus de journalistes emprisonnés au monde [4], voire pour certains la répression contre les minorités, notamment kurdes ou alévies.
Mais, loin de saisir l’ampleur des évènements, la répression de la police va s’intensifier, ce qui n’a pour résultat, non pas d’arrêter les manifestants mais de les galvaniser. Ce que les autorités voyaient un rassemblement à disperser rapidement, tourne au cauchemar pour elles, se muant soudain en révolte de masse contre le gouvernement, avec un slogan « Occupy Gezi » [5], qui rappelle celui de la place Tahrir au Caire, où avait débuté le printemps arabe.
Le silence des médias nationaux
Paradoxalement, alors que toutes les chaînes internationales du monde entier, de BBC à CNN en passant par France 24, retransmettent le vendredi 31 mai au soir les images de révolte place Taksim, les télévisions turques éludent étrangement le sujet. Tout se déroule, comme si rien ne se passait. Au programme : séries télévisées, programmes de cuisine, émissions religieuses…, mais rien concernant les graves évènements qui se déroulent au même moment.
- La silence assourdissant des médias « officiels » : CNN vs CNN Türk : vous avez dit manifestations ?
De cette absence totale de couverture, la conclusion est double : d’une part, elle confirme pour beaucoup l’emprise du gouvernement sur les médias « à la botte » du pouvoir, d’autre part, elle montre que celui-ci, embarrassé, souhaite passer sous silence ces évènements.
Seule solution pour s’informer : les informations diffusées sur internet par les télévisions étrangères ou les manifestants, ou par des chaines alternatives (Ulusal TV ou Halk TV). Les médias sociaux prennent le relai pour montrer qu’une répression sauvage fait rage. Les images d’un homme écrasé par les blindés de la police [6], d’une femme au crâne explosé [7], ainsi que de charges violentes et d’usages de gaz et produits chimiques par la police pour disperser les manifestants sont horrifiantes et ont pour effet de déclencher une vague généralisée de sympathie, en Turquie et à l’étranger.
Le nombre de manifestants place Taksim augmente de plus belle. Sur place, un véritable réseau d’entraide se met en place, tandis que les commerçants et hôtels ouvrent leur porte aux blessés pour leur porter assistance. Dans les autres parties de la ville, ceux qui ne peuvent pas se déplacer montrent leur insatisfaction à leur manière, en frappant dans des casseroles et faisant clignoter les lumières, scène inhabituelle dans une ville, qui, en dehors des quartiers centraux, s’endort généralement après 21 heures.
La sympathie s’étend
Jusqu’au petit matin, les batailles rangées avec la police se poursuivront place Taksim, et sur l’avenue Istiklal et les rues avoisinantes. Le lendemain matin, Istanbul se réveille avec des images de milliers de manifestants franchissant le pont du Bosphore à pied pour rejoindre Taksim, les transports en commun ne fonctionnant plus, pour bloquer l’afflux de protestataires, à l’instar de ce qui avait été déjà mis en place le 1er mai [8].
L’agitation monte encore d’un cran le samedi 1er juin, alors que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan prononce un discours, diffusé sur les télévisions nationales, accusant les manifestants de trouble à l’ordre public, et refusant de faire machine arrière [9]. Finalement, en milieu d’après-midi, la police, débordée et comprenant sans doute un peu tard que la répression ne fait que grandir le mouvement, bat en retraite d’une place Taksim criant victoire. Mais les heurts continueront dans la journée dans les quartiers avoisinants de Besiktas et Tophane.
Le paradoxe de la Turquie mis en lumière
Depuis l’arrivée de l’AK Parti au pouvoir en 2002, la Turquie a vécu deux évolutions paradoxales. D’une part part, le pays s’est fortement développé économiquement et, pour cela, largement ouvert sur l’extérieur. Mais d’autre part, son régime, perçu au départ comme démocratique et libéral quoique conservateur, s’est de plus en plus orienté vers les tendances autoritaires et les dérives islamistes. La Turquie, pays qui met le plus de journalistes en prison au monde devant la Corée du Nord et l’Iran, est, dans le même temps, l’une des destinations touristiques les plus en vogue du moment.
Le développement et l’ouverture économiques, voulues par l’AK Parti, ont contribué à redonner ses lettres de noblesses au quartier de Taksim. Dans cet ancien quartier occidental et cosmopolite délaissé pendant plusieurs décennies, se multiplient depuis quelques années restaurants et bars trendys, boîtes de nuit, galeries d’art et hôtels de luxe. C’est la vitrine de la Turquie, que les étrangers, installés ou en visite, vénèrent, laissant imaginer, que la Turquie est un pays moderne et de libertés.
Mais le masque tombe soudain, lorsque l’autoritarisme et les manières fortes de la police turque sont appliquées dans ce centre névralgique, au vu et su de tous. Avec des milliers de témoins, locaux et internationaux, sur place, malgré le passage sous silence des médias nationaux, la réalité devient impossible à dissimuler. La violence inhumaine envers les opposants, communément utilisé par le gouvernement, est soudain divulguée à tous.
Quel seront les conséquences de ces manifestations ? Immédiatement, elles seront limitées car une importante partie du pays, traditionaliste et religieuse, soutient toujours son premier ministre aujourd’hui, et il n’existe à ce jour pas d’alternative politique sérieuse pouvant satisfaire aux attentes, particulièrement disparates, des manifestants de Taksim.
Mais, quoi qu’il en soit, ces évènements feront date dans une Turquie qui est exposée depuis ces dernières années à des troubles sociaux croissants, et que le développement économique ne suffit plus à faire accepter. C’est la première fois qu’autant de Turcs ont su dire non d’une seule voix à leur gouvernement.