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Les hasards de la vie m’ont fait connaître les petits-fils de Karekin qui m’ont raconté les origines de leur grand-père en Turquie. J’ai souhaité découvrir Fırnız où il a grandi et Bruno, un de ses trois petits-enfants, a rassemblé ses souvenirs et ses photos de famille qu’il a bien voulu me mettre à disposition.
Grâce à mon amie Ayşe et à son mari Saadettin, tous deux originaires de la région de Kahramanmaraş, il a été possible de localiser Fırnız et de s’y rendre en août 2012 pour marcher sur les traces de Karekin...
Fils de Kaloust et de Veronika, je débarque sur la planète terre en octobre 1905 dans la ville d’Adana, en Turquie méditerrannéenne. Mes parents m’appellent Karekin, prénom dérivé de Garegin, un vieux nom arménien dont la signification est inconnue.
La ferme familiale de mon père est située à Fırnız, dans un petit coin de paradis situé à environ 1200 m d’altitude à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Kahramanmaraş.
C’est là que les 7 enfants que nous sommes vont grandir durant quelques années.
Entouré de vignes et de montagnes encore plus hautes, Fırnız possédait également une citadelle dont j’ignore l’origine, tout comme je ne sais pas quand et par qui notre village a été fondé.
Des arbres nobles et rares en Turquie, tel le Melia azedarach, originaire d’Inde et du sud de la Chine, se mêlent ici aux nombreux pins dont les pommes se répandent çà et là.
Des chardons, mais aussi des végétaux aux baies étonnantes, parfois appréciées des chèvres, et qu’on trouve uniquement dans cette région du pays, poussent ici en toute quiétude, dans un environnement de carte postale.
Au début du XXe siècle, trois cents maisons sont disséminées autour de l’église située sur la place centrale et forment ce village de Turquie habité uniquement par des arméniens. Un lavoir alimenté par l’eau de source venant de la montagne permet aux femmes de faire leur lessive.
Notre famille, plutôt aisée, comprend de nombreux doigts d’or dont certains s’activent pour réaliser des tapis pendant que d’autres transforment le raisin en vin.
Durant l’été, comme la plupart des habitants d’Anatolie, nous montons avec les bêtes dans les alpages situés à 1800 mètres d’altitude à quelques centaines de mètres de là, au nord-est de Fırnız.
Un premier drame va perturber mon enfance jusqu’alors tranquille. Je suis chargé de veiller sur mon petit frère d’un peu plus de deux ans. Ce dernier échappe un moment à ma surveillance et meurt brûlé dans la cheminée.
1915, l’Histoire tourne au noir, je dois fuir la Turquie. Mes parents rejoignent l’au-delà, un de mes frères part pour le Brésil, un autre aux États-Unis et un troisième en Uruguay où il deviendra prêtre à Montevideo.
Du haut de mes 10 ans, je pars tout seul pour la Grèce voisine où je vivote tant bien que mal en faisant des petits boulots et en ramassant les bouts de pain rassis dans les poubelles qui consistent ma nourriture principale.
Plus tard, je vais vivre chez un oncle paternel au Liban chez qui je vais passer quelques années de ma jeunesse.
En 1924, j’embarque clandestinement à Beyrouth à bord d’un bateau à destination de Marseille via la Grèce. Arrivé à présent dans l’hexagone, je monte dans la capitale et trouve du travail à la fonderie de Renault à Boulogne-Billancourt où je reste quatre ans.
En 1928, je me rends à Beyrouth pour unir ma destinée à une belle fleur arménienne âgée d’à peine 16 ans appelée Rosa que j’ai connu là-bas lors de mon premier long séjour. Cette cousine éloignée me plaît beaucoup, ce sera elle ou rien, j’en ai décidé ainsi !
Née en mars 1912 à Marache en Asie Mineure (aujourd’hui Kahramanmaraş en Turquie, c’est la fille de Myriam et de Hovanes. Elle a à peine 3 ans ans lorsque les événements l’obligent à quitter la Turquie avec Anna, sa soeur cadette d’un an, sa mère et sa grand-mère. L’Egypte sera leur destination et les deux fillettes vont passer 5 ans dans un orphelinat d’Alexandrie.
Après ces années difficiles, Rosa et Anna vont rejoindre leur mère qui vit à présent chez un oncle au Liban.
Jeunes mariés, nous embarquons de Beyrouth à bord d’un navire à destination de Marseille, munis de nos quelques bagages et d’un pigeon dans une cage que nous a confié un ami afin d’amener le volatile à ses parents vivant en France.
Durant le voyage, nous nous faisons voler notre argent mais nous amenons l’oiseau sain et sauf ainsi que sa cage... à destination. Les nouveaux propriétaires nous offrent le café et nous remercient pour le précieux acheminement mais n’ont pas la délicatesse de nous aider un tant soi peu suite à nos déboires.
Restés sans un sou, les deux jeunes tourtereaux que nous sommes allons dormir sur les ponts et décharger les bateaux pour gagner quelques pièces afin de pouvoir monter à Paris en train.
Notre famille va s’agrandir avec la naissance de nos trois enfants. Madeleine, née en 1930 ne vivra qu’un an, emportée par une mauvaise grippe. Joseph vient au monde en 1932, suivi par Robert en 1936.
- Debout Rosa, à sa droite Karekin et en avant-plan de dos, Robert, un de leurs fils, durant un repas de famille
Dans l’usine Renault à Billancourt, les ouvriers comme moi travaillant à la fonderie sont bien payés, le métier étant particulièrement difficile. Louis Renault, fondateur de son empire automobile, vient régulièrement saluer ses ouvriers et j’ai eu le privilège de connaître ce grand homme.
Durant un temps, nous habitons à Issy les Moulineaux. Dans la rue Traversière demeure à la même période Deng Xiao Ping qui fait partie des chinois venus travailler en France. Il est également employé chez Renault, c’est là que nous nous rencontrons. Mais le travail est pénible et ses papiers arrivent à expiration. Vivant dans la clandestinité, il doit finalement repartir en Chine où il deviendra Premier Ministre et instigateur du changement économique chinois.
En 1939, je suis mobilisé au 110e Régiment d’Infanterie à Guingamp et sers l’armée française avant de devoir se rendre à Hambourg en tant qu’incorporé de force pour le S.T.O. (Service du Travail Obligatoire). Durant cette période, j’achète un harmonica qui me permet de m’évader un peu du quotidien. Au bout de six mois, j’en ai assez et réussis à fuir pour revenir à Paris.
Bien que n’ayant jamais fréquenté l’école, j’arrive à me à faire embaucher comme électricien à Lorient pour la Kriegsmarine grâce à un ami arménien vendeur de bananes. Je répare les sous-marins allemands U boots, des engins de haute technologie.
J’aime le travail manuel et suis capable de réparer un fusible avec une allumette, « à la turca ». L’Histoire n’a pas mentionné si les sous-marins passés entre mes mains ont coulé immédiatement ou pas...
A la fin de la guerre en 1944, j’achète un vélo afin de me rendre de Lorient à Paris. En cours de route, la police française m’arrête, me soupçonnant d’avoir volé la bicyclette. Elle me livre aux allemands... qui m’offrent du pain, du vin et du saucisson... et j’arrive dans la capitale, le vélo chargé de victuailles.
La vie va reprendre son cours normal ; pendant que Rosa élève nos enfants et fait venir sa maman du Liban, je reprends mon travail chez Renault.
Mes efforts sont appréciés et reconnus par la Direction de Renault où j’ai travaillé jusqu’à ma retraite prise à l’âge de 65 ans. Toutes ces années de bons et loyaux services me vaudront d’ailleurs la remise de la Médaille d’Honneur du Travail en or.
Entre temps, Joseph, un de mes fils, effectue son service militaire durant 18 mois à Baden-Baden alors que Robert le fera près de Berlin. Tous deux combattront durant la guerre d’Algérie pendant un an.
Ces deux fils ont aussi des mains d’or et chacun s’en servira dans des domaines très différents. Joseph devient un excellent mécanicien alors que Robert sera un joaillier de talent qui aurait pu poursuivre sa brillante carrière aux Etats-Unis si la vie en avait décidé autrement...
De mon enfance à Fırnız et des souvenirs de mes aieuls, j’aime raconter à mes petits-enfants des anecdotes anatoliennes, vécues ou rapportées, des histoires qui permettent de réfléchir au sens même de la vie.
Je rends mon dernier souffle en août 1982 en Isère, à Reventin Vaugris, où la grève qui sévit à ce moment-là dans le secteur hospitalier m’empêche de recevoir les soins qui auraient peut-être pu me permettre de vivre un peu plus longtemps. La vieillesse et le chagrin auront raison de ma tendre Rosa qui me rejoindra presque deux ans plus tard...
Après les événements de 1915, le visage de Fırnız va changer. Seules sept maisons demeurent habitées un temps avant d’être brûlées par les propriétaires eux-mêmes à leur départ, tout comme avaient fait leurs voisins.
Quelques grecs, puis quelques turcs tentent de redonner vie au village, sans succès...
La nature a repris ses droits et seules de nombreuses pierres, dont certaines de l’église et de la ferme familiale de Karekin, témoignent encore du passé. Toutefois, les odeurs, les couleurs et surtout les bruits environnants sont vraiment particuliers ici, comme si certains de ces doigts d’or ayant habité là autrefois avaient laissé quelques signatures perceptibles dans l’air et autour de soi.
Aujourd’hui, le nouveau village construit en contrebas et qui ne figure sur aucune carte de la Turquie est habité depuis 40 ans uniquement par des familles alévies.
C’est un endroit agréable apprécié par la population locale qui vient déguster les week-ends, les pieds dans l’eau, de délicieuses truites d’élevage grillées avec soin et proposées par quelques restaurateurs installés sur la route d’accès de deux kilomètres menant de l’axe principal au village.
L’âme de Fırnız est, quant à elle, restée intacte dans les hauteurs où résidaient ses habitants arméniens.
Il suffit de s’allonger sous un des arbres majestueux pour entendre, au milieu du bruissement des feuilles que fait danser le vent, la voix de Karekin, de ses frères et de ses parents résonner au milieu des pierres restantes de la maison où ils ont vécu.
De même, avec un peu d’imagination, la cloche de l’église, dont il reste également des traces de l’édifice, sonne encore dans la montagne.
La vie de ce couple exemplaire formé par Karekin et Rosa n’a pas été un long fleuve tranquille, loin de là. Pour vivre heureux, on dit en arménien « Betke tetev abril ! », ce qui signifie qu’il faut vivre léger, ne pas se faire de soucis inutiles pour tous les petits tracas de la vie quotidienne...
Puissent tous les descendants de cette famille arménienne, née en Turquie et émigrée en France par la force des choses, vivrent le plus légèrement et le plus heureux possible !
Merci aux petits-enfants de Karekin de m’avoir autorisé à publier cet article et fourni les différentes photos de famille ainsi qu’à Hüseyin de Fırnız et à sa famille pour leur hospitalité, pour le temps consacré à faire découvrir le village et à donner un maximum d’informations sur place.
Cet article a été publié en turc dans le magazine multiculturel Paros du mois d’avril 2013