C’est l’histoire d’une fontaine, une sorte de lavoir, un monument de pierre construit dans un petit village arménien d’Anatolie, au tournant des siècles passés. Havav ou Habap. Une fontaine de pas grand chose, même si construite avec des pierres de taille massives, des arches élégantes mêlées au savoir-faire d’artisans oubliés. « Des artisans arméniens » certains disent, à n’en pas douter, son style est typique, celui des trois arches. Cette fontaine était asséchée depuis 1915, depuis le départ forcé des habitants de ce paradis posé au pied des montagnes qui dominent la plaine de Kharpout, l’actuelle Elazığ. Les canalisations étaient bouchées, l’eau stagnante formait un marécage puant. Nous sommes à une heure et demie d’avion d’Istanbul, plein Est. Il y a foule en ce 27 mai. Sur la place centrale, de grandes banderoles accueillent les invités d’un jour, une fanfare kurde et arménienne s’exclame à chaque arrivée. L’assemblée est composite, un concert se prépare.
Havav comptait en 1913, deux cent cinquante maisons, soit une population de mille quatre cents personnes environ, tous des Arméniens. Peu avant la Première Guerre mondiale, une partie de la population avait déjà émigré aux États-Unis – où se trouvent maintenant les cousins de Fethiye Çetin – à cause d’une pression fiscale trop lourde. Le reste ne survécu pas aux déplacements de 1915, la « Grande Catastrophe ». Le village s’appelle aujourd’hui, Ekinözü. Le travail de restauration de ces fontaines n’a pas été facile. « Il n’est pas seulement symbolique, explique Fethiyé Çetin, elles vont être utiles aux femmes du village, l’eau est pure. Nous avons commencé les négociations avec les habitants actuels, dès 2009. Nous avons réussi à les convaincre avec Rakel – la veuve de Hrant Dink –, puis ils nous ont écouté… Des volontaires sont venus de l’étranger pour nettoyer le site, nous avons consulté des archéologues et des architectes. Le ministère de la culture turc nous a aidé dans ces démarches… » Le budget total a été de cent soixante-cinq mille livres turques. L’émotion est palpable. La foule se presse devant l’estrade pour les discours qui vont se succéder. L’eau coule à nouveau ! Le village entier est là, des Kurdes châfis. Les femmes se sont mises à l’écart, sur une pente de terrain qui surplombe la plus grande de ces deux fontaines, les hommes au premier rang à manipuler les perles de leurs tesbih, sérieux et attentifs à ce qui se dit.
C’est un succès, une première pour la Turquie, une première dans le cadre du dialogue sur la mémoire de 1915. Le centenaire du génocide approche. « Nous devons réfléchir aux orages du passé pour construire un avenir meilleur pour tous les habitants de cette terre d’Anatolie, berceaux de nos cultures », affirme le sous-préfet du haut de la tribune, le Kaïmakan. À la voix de l’État, se mêlent celles du maire et du représentant kurde local. Les Arméniens présents, venus d’Istanbul, de France ou des États-Unis ne peuvent plus contenir leur émotion. Il y a aussi de nombreux “petits-enfants” , ces membres d’une communauté éclatée et non reconnue, ayant une aïeule arménienne, ceux qui « ont retrouvé la parole avec la charge difficile de tenir cet héritage » explique Rakel Dink en arménien et en turc.
L’histoire est magnifique, surtout dans ces provinces reculées où avoir du sang arménien est déshonorant, une insulte presque, pouvant conduire à une forme de déclassement social. Une preuve surtout que la société civile est capable de réaliser ce que la politique ne permet plus. Les tabous sur la mémoire sont enfreints sans pudeur. Et ceci publiquement, en présence des autorités officielles, le mot « génocide » est prononcé plusieurs fois.
« Nous réussissons à faire l’union entre Turcs et Arméniens, en ce jour précis, nous avons permis que cette eau vive coule à nouveau… Cette amitié est notre fierté. Nous avons la responsabilité de sauver ce patrimoine » affirme encore Fethiye Çetin. Il s’agit surtout d’une première reconnaissance publique de la place des Arméniens dans le passé anatolien. Il n’est jamais trop tard. « C’est une révolution, un tremblement de terre, explique Astrig, une Franco-Arménienne qui a soutenu ce projet et décidé pour la première fois de venir en Turquie. Je considère ce pays comme le mien, continue-t-elle, mais je ne voulais pas venir comme une étrangère, je voulais un projet qui me permette de construire, de communiquer avec les gens, de partager… Ce projet a changé ma vie ! Je pense que nous avons une véritable maladie avec notre douleur. J’ai changé, mon regard s’est apaisé… » Au moment de partir, les jeunes kurdes du villages regardent avec tristesse les bus se remplir : « J’aurais voulu qu’il ne repartent jamais me dit Ibrahim, ils nous apporté une telle joie en une seule journée… » « Nous reviendrons pour restaurer sur la hauteur les ruines du monastère de la Sainte-mère-de-Dieu… » lui répond Aram en souriant, l’un des organisateurs…
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L’Organisation Terre et Culture a participé à cette restauration en apportant son expertise technique. Terre et Culture est née en 1978 en France de la conviction que toute réflexion sur la situation des Arméniens devait nécessairement prendre en compte l’héritage de l’histoire dans sa globalité et passait par un lien rétabli avec les lieux de mémoire et du patrimoine. Il s’agit de sa première entreprise en Turquie.
Lire aussi à ce propos l’éditorial de Cengiz Aktar paru dans Today’s Zaman (en anglais). Cengiz Aktar est l’auteur en 2010 de : « L’Appel au Pardon, des Turcs s’adressent aux Arméniens » (CNRS éditions) : « Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes soeurs et frères arméniens et je leur demande pardon. » Istanbul, 15 décembre 2008