Un secret d’État, l’existence de ces « Arméniens cachés ». L’évoquer, c’est ébranler le mythe national de « l’identité turque et musulmane », fondement de la République turque. La première fois que j’ai entendu parler de « crypto-arméniens », je n’y ai d’ailleurs pas vraiment cru.
C’était au début des années 2000, Mesrob II Mutafyan, le patriarche des Arméniens de Turquie, recevait dans le cadre solennel et légèrement kitch de sa résidence de Kumkapi, sur la Corne d’Or à Istanbul. Portant la croix et l’habit ecclésiastiques, copie conforme de la tenue de ses prédécesseurs depuis cinq siècles - dont la longue série de portraits, pas toujours très avenants, ornaient les murs - , Sa Béatitude évoquait ses tournées anatoliennes. Il racontait sa visite au village de « Cibinli, près d’Urfa où les Arméniens en fuite en 1915 avaient abandonné leurs filles, des adolescentes de 12 -14 ans ».
Mesrob II Mutafyan s’y était entretenu avec un homme et de nombreux petits-enfants issus des unions forcées contractées par ces jeunes filles avec des Turcs.
L’historien Ara Sarafian estime qu’entre 100.000 et 200.000 femmes et enfants arméniens ont échappé à la mort ou à la déportation dans le désert durant le génocide de 1915. Les uns cachés –par des « Justes » turcs - , les autres kidnappés, adoptés ou épousées. Pour parler de ces survivants, les Ottomans utilisaient une formule glaçante : « les restes de l’épée ». Mais pendant des années, les historiens turcs et arméniens n’ont dit mot de ces « crypto-Arméniens ».
Ma recherche des crypto-Arméniens
« Jusqu’il y a 10-15 ans, c’était une sorte de tabou, confirme le chercheur Bared Manok. Question de dignité pour les Arméniens ; méfiance et mépris des convertis par les Turcs. Des deux côtés, on n’évoquait pas cette réalité dérangeante ». « On le savait mais on ne pensait pas que c’était aussi important et peut-être ne voulait-on pas le savoir non plus », reconnaît le philosophe français d’origine arménienne Michel Marian. Car admettre qu’il peut exister des Arméniens musulmans est très déconcertant pour ceux de la diaspora dont l’identité était jusqu’ici étroitement liée au christianisme.
Peu de temps après ma conversation avec Mesrob II Mutafyan, je suis allée voir Hrant Dink, qui dirigeait le journal bilingue turc-arménien Agos, fondé cinq ans plus tôt, en 1996 - il a été assassiné en 2007. La page de petites annonces d’Agos rencontre un fort succès. Elle permet aux membres de la diaspora arménienne de lancer un « avis de recherche » pour tenter de retrouver un parent éloigné qui vivrait toujours en Turquie et dont les aïeuls auraient survécu au génocide.
J’ai exposé à Hrant Dink mon projet : me rendre en Anatolie pour y retrouver et filmer des Arméniens islamisés. Il n’a pas été très encourageant. Selon lui, il me serait très difficile de retrouver ces « crypto-Arméniens » qui ne veulent absolument pas se dévoiler. Ils n’accepteront jamais de parler devant une caméra, par peur des représailles, m’a-t-il averti.
Lui-même n’avait pas encore osé publier dans Agos son enquête sur Sabiha Gökçen, la fille adoptive de Mustafa Kemal, le fondateur de la république turque, une Arménienne qui avait perdu ses parents durant le génocide. Un secret d’Etat, comme celui encore des racines chrétiennes supposées du Président Abdullah Gül, un islamo-conservateur, dont la grand-mère aurait été, elle aussi, arménienne.
Des Arméniens qui vont à la mosquée
« Un converti arménien, suggère l’universitaire Etienne Copeaux, l’un des meilleurs connaisseurs du nationalisme turc, est perçu comme un traitre puisque c’est cette épithète qui colle aux Arméniens. » L’injure « Ermeni dölü » (« graine d’Arménien ») est courante. « Vu le mépris contenu dans cette injure, poursuit Etienne Copeaux, il est certain que s’il s’avérait qu’une part notable de la population turque descend d’Arméniens (convertis ou non), ce serait un ébranlement, une vérité difficilement acceptable. »
Un peu comme un mensonge ethnique courant de l’apartheid, dans les années 90, lorsqu’il était si difficile aux Afrikaners blancs de reconnaitre qu’ils avaient aussi du sang noir, celui de l’employée de la ferme séduite par l’aïeul par exemple.
Après avoir essuyé des dizaines de refus, j’ai enfin pu réaliser ce reportage, en 2007. Pour la première fois, une famille arménienne islamisée a parlé à visage découvert devant une caméra. Comme on le voit dans cette vidéo, rien ne distingue ces « Arméniens cachés » des autres villageois : mêmes pantalons bouffants, même foulard sur les cheveux pour les femmes, même nourriture.
Ils ne parlent même pas l’arménien, à peine le turc et surtout le kurde. Ils vont à la mosquée, leurs enfants fréquentent les écoles de la république turque et leurs morts sont enterrés dans des cimetières musulmans. Mais leurs tombes sont parfois profanées, sans parler des jalousies tenaces vis-à-vis de cette famille d’« infidèles », plus riche que les autres.
« Les restes de l’épée »
En prolongement de cette histoire singulière, d’autres Arméniens islamisés ont commencé de parler. Dans Les restes de l’épée (éditions Thaddée, 2012), la journaliste française Laurence Ritter mène l’enquête. Les portraits et les récits qu’elle a récoltés rompent enfin le silence, cette « règle élémentaire de survie », dans lequel ces Arméniens cachés s’étaient murés. Tandis qu’au centre du livre, les photos de Max Sivaslian donnent un visage à la mémoire, vécue ou transmise, du génocide.
Turcs et Arméniens s’affrontent toujours sur le nombre de victimes en 1915 : 300.000 morts, disent les premiers, plus d’un million, répondent les seconds. Doit-on comptabiliser les survivants, les ancêtres de ces crypto-Arméniens ? Et si oui, où, dans quelle catégorie ?
« Celle des morts », puisqu’ils ne sont comptabilisés nulle part, suggère la sociologue turque Ayse Gül Altinay dans la postface du livre Les petits enfants (Actes sud, 2011). Celle des disparus ? L’islamisation forcée vient-elle renforcer la thèse du génocide ? Ou au contraire l’atténuer ? Questions délicates qui expliquent en partie pourquoi ces secrets de famille sont devenus secret d’État.
Autre question : en 2012, combien sont-ils, ces Turcs musulmans qui ont des origines arméniennes, parfois même sans le savoir ? En Turquie, au minimum 10 millions, selon une série d’historiens cités par Bared Manok :
« Le chiffrage est d’autant plus difficile que l’islamisation n’a pas concerné que les Arméniens […] [et que] les minorités musulmanes, arabes, kurdes et alévis, ont de leur côté subi une turquification imposée. […] Le discours officiel en Turquie est qu’il y a un seul peuple, caractérisé par l’Islam et le sunnisme : tous les autres ont dû rentrer d’une façon ou d’une autre dans ce cadre. »
L’un des fils de la famille arménienne cachée que j’ai filmée en 2007 ne vit plus au village mais à Istanbul. Dans l’anonymat de la grande ville, il a décidé de se « reconvertir » au christianisme. Ce qui serait impossible, bien trop risqué, pour les siens restés vivre dans la campagne anatolienne.
« Le nombre de “re-conversions” s’est accru », me confirme Luiz Bakar, avocate turque d’origine arménienne qui vit à Istanbul. Elle plaide pour que ces Arméniens reconvertis reprennent des noms arméniens, gardent leur propre langue, leur religion et puissent ainsi revivre leur identité au grand jour en Turquie.