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Turquie : Nouvelle passe d’armes entre le gouvernement et la TÜSİAD

mercredi 7 mars 2012, par Jean Marcou

Le gouvernement et des ténors de l’AKP viennent de réagir aux critiques récemment formulées par la TÜSİAD (Türk Sanayacileri ve İş Adamları Derneği, l’Association des industriels et hommes d’affaires turcs) et des personnalités turques du monde des affaires, à l’encontre de ses projets éducatifs. Le parlement examine en effet actuellement un projet de loi visant à réorganiser l’éducation primaire et secondaire turque. Basé sur un cursus ininterrompu et obligatoire de 8 ans, l’ancien système serait remplacé par 3 cycles de 4 ans, qui permettrait désormais aux familles, dès le second cycle, d’orienter leurs enfants vers des filières d’enseignement professionnel. Loin de ne soulever que des questions éducatives et techniques, cette réforme touche à des enjeux politiques majeurs, et ravive des débats qui ont opposé l’establishment laïque et milieux islamistes et post-islamistes en Turquie, au cours des deux dernières décennies. Car le nouveau texte permettrait notamment la réouverture des classes de niveau élémentaire (collège) des İman Hatip Lisesi, les lycée de prédicateurs théoriquement destinés à la formation des imans, qui ont le statut d’établissements professionnels. Or, ces classes avaient été fermées, lors du « coup d’Etat post-moderne » de 1997, et concrètement, un élève turc ne pouvait plus accéder jusqu’à présent à un établissement religieux, avant d’avoir accompli 8 ans ininterrompus d’éducation primaire et secondaire obligatoire.

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Ümit Boyner, présidente la la TÜSIAD

Rappelons que les İman Hatip Lisesi avaient été la cible des « recommandations du Conseil de Sécurité Nationale (MGK) » du 28 février 1997, considérées comme le point de départ de cette intervention militaire sophistiquée. Après leur avoir interdit de dispenser un enseignement de niveau élémentaire, la réforme éducative de 1997 avaient aussi restreint l’accès de leurs élèves à l’Université avec l’idée d’enrayer une islamisation rampante de la société. La réforme éducative en cours apparaît donc aux milieux laïques comme une sorte de revanche, 15 ans après le putsch feutré de 1997. Ces dernières semaines, plusieurs joutes verbales ont opposé l’AKP et le CHP. Au début du mois de février notamment, le premier ministre avait accusé Kemal Kılıçdaroğlu de vouloir créer des « générations d’athées », ouvrant une polémique qui n’a pas cessé depuis. Des associations de femmes, et plus récemment Güler Sabancı, figure emblématique du grand patronat éclairé, qui dirige le trust qui porte le même nom, ont en outre fait valoir que, bien que l’un des objectifs affichés de la réforme soit de porter l’éducation obligatoire de 8 à 12 ans, le « saucissonnage » de l’ensemble du processus en 3 cycles de 4 ans pourrait concrètement amener certains enfants et notamment les filles à quitter prématurément un système éducatif véritable, dès la fin du premier cycle. C’est ce qui a amené en particulier Güler Sabancı à évoquer le risque d’un développement du travail des enfants et d’un mariage des filles dès leur plus jeune âge. La TÜSİAD s’est elle aussi impliquée dans ce débat ainsi que dans les récentes polémiques provoquées par l’affaire du MİT (cf. notre édition du 24 février 2012 : « L’affaire du MİT » et les évolutions en cours du système politique turc.). Fin février Madame Ümit Boyner la présidente de l’organisation patronale a estimé que l’on assiste à un recul de l’État de droit en Turquie et s’est même dite « horrifiée » par les rivalités aux sommets d’État, révélées par l’affaire du MİT.

Lors de la réunion de son groupe parlementaire, le 29 février dernier, Recep Tayyip Erdoğan a réagi sans nuance aux prises de position politique récentes de la TÜSİAD, en lui demandant d’abord « de s’occuper de ses affaires », et en l’accusant ensuite d’avoir été un auxiliaire de l’armée dans la réalisation du « coup d’Etat post-moderne », qui a mis un terme au gouvernement de Necemettin Erbakan. Il a estimé que la TÜSİAD s’était de longue date employée à empêcher l’avènement de générations ayant reçu une éducation religieuse, causant selon lui un réel préjudice à la Turquie. La presse gouvernementale (Yeni Şafak notamment) a enfoncé le clou en rappelant le rôle joué par le grand patronat turc pour épauler la reprise en main qui avait suivi le départ de Necemettin Erbakan en 1997. Et le vice-président de l’AKP, Ömer Celik, s’exprimant le 3 mars dernier, a accusé l’organisation patronale de sortir de son rôle et de se comporter en formation politique. « Tant qu’à faire, il devrait se constituer en parti et nous affronter en tant que tel », a-t-il déclaré en estimant que la TÜSİAD ne devait dés lors pas s’étonner de la dureté des réponses qu’elle recevait.

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Umit Boyner, présidente de la TÜSIAD

Le contentieux entre l’AKP et une organisation patronale, qui est perçue par le gouvernement comme l’un des représentants de l’establishment kémaliste, est ancien. Sans remonter au coup d’Etat post-moderne rappelons qu’en avril 2007, Madame Arzuhan Doğan Yalçındağ, qui a précédé Madame Boyner à la tête de la TÜSİAD, avait emboité le pas de pas de ceux qui s’employaient à dissuader Recep Tayyip Erdoğan de se présenter à l’élection présidentielle (cf. notre édition du 18 avril 2007 : Le patronat entre en campagne). Plus tard, en juillet 2010, la TÜSİAD avait tiré un bilan négatif de l’ouverture démocratique kurde conduite par le gouvernement depuis le deuxième semestre 2009 (cf. notre édition du 19 juillet 2010 : La TÜSIAD critique les résultats de l’ouverture kurde du gouvernement.). Enfin, en août 2010, pendant la campagne pour le référendum réformant la hiérarchie judiciaire, c’est le gouvernement cette fois qui avait critiqué l’organisation patronale pour son silence, en estimant que ce dernier montrait les contradictions profondes de la TÜSİAD, partagée entre son soutien à la candidature européenne de la Turquie et son refus de soutenir les réformes de l’AKP (cf. notre édition de 18 août 2010 : Référendum en Turquie : la TÜSIAD et le BDP au pied du mur ?). Les deux rivaux avaient pourtant paru enterrer la hache du guerre, au début de l’an dernier lorsque le premier ministre le 20 janvier 2011 avait participé à l’assemblée générale qui avait célébré le 40e anniversaire de la TÜSİAD. Mais la trêve ne devait être que de courte durée. Au mois de mars 2011, Ümit Boyner dénonçait le déficit démocratique qui selon elle prévalait désormais en Turquie, et présentait un projet de nouvelle constitution rédigé par un groupe d’experts pour contribuer au débat en cours sur le sujet, en se déclarant notamment opposée à la remise en cause des 3 premiers articles de la Constitution actuelle qui établissent les principes fondamentaux de la République dont le principe de laïcité. Mais à la différence de ce qu’elle avait pu faire par le passé, l’organisation patronale devait se garder de s’impliquer trop directement dans la campagne des élections législatives de juin 2011.

Depuis le début de la troisième législature de l’AKP, la TÜSİAD a donc recommencé à s’exprimer sur les sujets politiques les plus importants, notamment sur la réforme de l’éducation. Répondant aux dernières déclarations du premier ministre, Ümit Boyner a estimé que la participation de la TÜSİAD au coup d’Etat post-moderne de 1997 n’était pas établie et déclaré qu’en tant que représentante d’une organisation de la société civile, elle avait le droit de s’exprimer sur la réforme de l’éducation. Sans tenir quitte cette organisation du rôle qu’elle a pu jouer en 1997, nombre d’éditorialistes estiment, pour leur part, que cette réforme et ses conséquences sociales et sociétales méritent le débat, et que l’AKP ne devrait pas le fuir en essayant de susciter un réflex populiste à l’égard d’une instance perçue comme l’émanation d’une élite. Plus généralement, après les revers politiques de l’armée et de la hiérarchie judiciaire, ce qui se joue aussi dans la reprise de cette confrontation, c’est une lutte pour la maîtrise du pouvoir économique entre une instance qui représente le grand patronat occidentalisé et les nouveaux entrepreneurs islamiques proches du gouvernement, comme la MÜSİAD (Müstakil Sanayici ve İş Adamları Derneği, l’association indépendante des industriels et des hommes d’affaires) qui se veut une réplique islamique de la TÜSİAD ou la TÜSKON (Türk Sanayici Konfederasyonu, la Confédération des industriels turcs), le syndicat patronal de la Confrérie Gülen.

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Sources

Article original publié sur le site de l’OViPoT le lundi 5 mars 2012 sous le titre : Nouvelle passe d’armes entre le gouvernement et la TÜSİAD

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