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Turquie - La « nourgeoisie » inquiète

lundi 12 août 2013, par Aydın Uğur, Pierre Pandelé

Concept publicitaire ou catégorie sociale à part entière ? Je vous propose aujourd’hui un texte d’un sociologue qui prétend mettre en lumière les catégories supérieures de la nouvelle bourgeoisie islamique turque, sous le vocable « nourgeoisie ». Le texte sera suivi d’un entretien avec une journaliste de Radikal.

Ce pays est l’objet depuis cent cinquante ans d’une fluctuation qui trouve peu d’exemples à l’étranger. Il a vu l’émergence de plusieurs classes bourgeoises qui depuis le moment de leur émergence jusqu’à celui de leur chute ont alterné soit tentative de destruction mutuelle soit prise de pouvoir de l’une sur l’autre. L’empire Ottoman a connu sa première étape de formation d’une bourgeoisie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cette première vague se composait en grande part de marchands levantins, sujets chrétiens ottomans présente sur le territoire ottoman depuis des générations et qui se trouvaient en contact avec les marchés mondiaux. On peut également affirmer sans trop d’erreur que durant ce quart de siècle, qui débouche sur la quête par le Comité Union et Progrès de ce qui fut nommé politique économique nationale (1910), la plupart des musulmans menaient une vie de fonctionnaires de l’État ou, tout particulièrement en Anatolie, étaient constitués de petits propriétaires d’exploitations agricoles et de travailleurs ruraux.

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Aydın Uğur

Les années qui suivent les guerres balkaniques et la Première Guerre mondiale voient la population et la structure sociale de l’Empire subir, au même titre que le reste, un véritable chambardement. La tempête ne s’apaise pas aisément. Le dernière étape de ce douloureux processus de dislocation fut l’échange de population entre la Grèce et la Turquie [vaste échange de population réalisé en 1923 et 1924 entre la Turquie et la Grèce dans le cadre des accords de Lausanne. Il concerna près de deux millions de personnes, les musulmans de Grèce étant envoyés en Turquie, les chrétiens de Turquie envoyés en Grèce. Seuls les Grecs d’Istanbul et les Turcs de Thrace Occidentale ne furent pas soumis à l’accord]. Lors de la fondation de la République [1923] la bourgeoisie constituée par les Chrétiens et les Levantins n’était plus que l’ombre d’elle-même.

L’absence de tout milieu – et a fortiori de toute classe – entrepreneuriale ne laissa d’autre solution à la jeune République durant ses premières années que de pratiquer l’interventionnisme d’État. Dans les années 50, entraînée par la reprise de l’économie mondiale, un certain nombre de notables dont l’attachement aux valeurs séculaires paraissait hors de doute ont bénéficié des transferts de fonds de la République pour les encourager à s’investir dans les affaires. Les entreprises publiques [İktisadi Devlet Teşekküllü, l’équivalent de nos Établissements Publics à caractère Industriel et Commercial] ont servi de pépinière aux futurs cadres de direction de ces nouveaux groupes. Cette nouvelle bourgeoisie turque, aussi bien les détenteurs de capitaux que l’encadrement, s’est constituée grâce à l’État. Elle se caractérise par sa conception du monde sécularisée et son attachement aux valeurs (contemporaines) du monde occidental considéré comme le représentant de cette conception.

Cette bourgeoisie s’est jusque dans les années 2000 taillée la part du lion des biens matériels et symboliques [en circulation dans l’économie turque]. Mais voilà qu’une nouvelle classe a rattrapé la distance en progressant loin des yeux, telle une taupe [progressant de manière souterraine]. Une classe d’entrepreneurs venus de milieux conservateurs qui jusqu’alors faisaient face à d’innombrables difficultés pour accéder aux bienfaits dispensés par l’État a su profiter des opportunités que lui offrait l’accélération de la mondialisation et s’est assuré de nombreux succès grâce à ses réseaux d’entraide et à ses entreprises de taille moyenne ayant émergé sur les marchés mondiaux. L’expression « Tigres Anatoliens » résume bien cette réussite. Paradoxalement les milieux qui ont su le mieux tirer parti de l’économie globalisée sont ceux qui se montrent les plus attachés aux valeurs locales. Leurs excellentes performances économiques ont permis aux membres de ce milieu de renforcer les réseaux de solidarités en leur sein, lesquels réseaux de solidarités ont en retour contribué à renforcer les capacités économiques de ses membres. Le rôle joué par la confrérie Gülen dans ce processus, s’il est rarement formulé comme tel, est néanmoins bien connu de tous. C’est la raison pour laquelle il ne paraît pas incongru d’attribuer à cette nouvelle classe moyenne supérieure conservatrice apparue dans les quinze-vint dernières années le nom de « nourgeoisie ». Le pouvoir AKP a accéléré la constitution de cette nourgeoisie aux dimensions originellement relativement modestes et assuré la suprématie des entrepreneurs conservateurs dans la captation des ressources de l’État. Les systèmes de valeurs, les cadres de référence sont différents, pourtant le facteur clé derrière la croissance et l’enrichissement de cette nouvelle bourgeoisie a là encore été le soutien de l’État, exactement comme pour la bourgeoisie précédente. L’Etat apparaît dans leur perspective comme un ange providentiel. Une sorte d’incarnation en chair et en os du Père qui est au sommet de l’État [1].

Cependant le gâteau des biens matériels et symboliques n’a pas grossi dans les mêmes proportions, aussi lorsque les nouveaux venus tendent leur cuillère vers les parts jusqu’alors allouées aux anciens, cela ne va pas sans provoquer des conflits. Mais il est de l’intérêt de tout le monde que le conflit ne dépasse pas une certaine mesure. Dans le cas contraire les choses risqueraient de tourner à l’aigre et l’on prendrait le risque de voir la table renversée. C’est la précisément la menace que la posture adoptée par le Premier ministre depuis quelques semaines fait encourir [aux membres de cette bourgeoisie].

Cette situation fait penser à la mort [politique] de Margaret Thatcher. Thatcher avait dirigé les esprits d’une main de fer, aussi bien au sein de son parti que dans le pays tout entier. Alors qu’elle était totalement dominante sur la scène politique elle a mis en circulation un nouvel impôt dont le nom officiel était Community Charge mais qui est plus connu sous son nom populaire de Poll Tax (impôt par tête). Durant le printemps 1990, les masses populaires se retrouvent privées des mesures protectrices d’un État social parvenu au dernier stade des politiques libérales dont Thatcher s’était faite l’idéologue principale et se précipitent dans la rue, pour ce qui frôlera la révolte. Mais Thatcher ne revient pas sur sa décision. Ces événements ont eu une conclusion totalement imprévue : le Parti Conservateur finit par provoquer la chute son propre leader. Le gâteau était menacé. Le leader inamovible a fini chassé du pouvoir par sa propre équipe.

Bien entendu la Grande Bretagne est une chose, la Turquie en est une autre. Mais la configuration des intérêts et les comportements de classe ne divergent pas à l’infini dans le monde. Dès lors que le leader devient un poids insupportable pour les groupes et les classes sociales sur lesquels il s’appuie, celui-ci devient remplaçable.

En Turquie, parvenue au point où elle en est après des années de lutte, la Nourgeoisie ressent le besoin de prendre une pause pour respirer.
Nul ne sait ce dont est capable la « nourgeoisie inquiète ».

[traduction Pierre Pandelé]

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[Commentaire du traducteur] Pourquoi « nourgeoisie » ? Il s’agit en fait d’un mot-valise composé à partir du terme français burjuvazi et du mot nûr, d’origine arabe qui signifie la « lumière », au sens spirituel et religieux du terme. C’est le nom de la 24e sourate du Coran, Al-Nour qui aborde notamment la question des peines à administrer (cent coups de fouet) en cas d’adultère, et tire son nom du passage indiquant que Dieu « est la lumière des cieux et de la terre ». Les musulmans parlent fréquemment de Nûr al-Imân, « Lumière de la foi » ou encore de Nûr al-Qurân, « Lumière de la Récitation ». Le prénom maghrébin Nordine tire lui aussi son origine de là, signifiant à « Lumière de la religion », Nûr al-dîn. Autant dire qu’en Turquie, lorsque vous voyez le terme nur employé quelque part, vous pouvez être à peu près sûr de vous situer dans un univers de référence islamique... D’autant que l’auteur renvoie directement au mouvement des nurdjus, apparu au début du siècle dernière sous l’influence du penseur et religieux kurde ottoman Said Nursî (1878-1960), auteur d’une gigantesque commentaire spirituel de 6000 pages portant le nom de risale-i nûr (« Epître de Lumière »), écrit en ottoman sur environ un quart de siècle. C’est l’œuvre d’un penseur qui a traversé près d’un siècle d’histoire turque et a connu le règne d’Abül-Hamit II, la révolution jeune-turque, la période républicaine et l’arrivée au pouvoir du Parti Démocrate. Il posé les jalons de l’islamisme turc et continue d’inspirer énormément de penseurs religieux. Ses écrits recopiés à la main, en alphabet arabe, ont circulé dans toute la Turquie des années 50 et 60 et contribué à la constitution d’une idéologie d’opposition à la politique de sécularisation menée par le parti républicain. Nursi peut également être considéré comme l’un des pères du concordisme islamique qui, loin de refuser la science moderne, s’emploie à y voir une confirmation du caractère divin de la révélation coranique, au sein de laquelle se trouveraient préfigurées la plupart des connaissances acquises grâce aux moyens d’investigation modernes. Ces penseurs concordistes ne poussent toutefois pas le vice jusqu’à accepter la théorie de l’évolution, loin s’en faut... L’un des plus connus est par exemple Harun Yahya, alias Adnan Oktar, prédicateur islamique à mi-chemin entre le gourou et le télé-évangéliste, chantre du créationnisme et auteur d’innombrables ouvrages et vidéos où l’indigence le dispute à la mauvaise-foi.

La confrérie Gülen, est considérée comme l’un des surgeons du mouvement nurdju et Fethullah Gülen manque rarement une occasion de signaler à quel point il révère le penseur originaire de Van. Mais Fethullah Gülen n’a jamais rendu visite à Said Nursi lorsque celui-ci était encore en vie et si l’on a pu parler de mouvance néo-nurdju à son égard, la question de l’identité kurde de Said Nursi représente en réalité un point d’achoppement important avec Gülen qui a longtemps flirté avec les principaux dirigeants de la droite religieuse turque nationaliste.

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« Où va la société turque ? : le Kulturkampf en Turquie »

La « nourgeoisie » représenterait donc la haute bourgeoisie islamique dont les gülénistes constituent le fer de lance et qui a bénéficié à plein de la libéralisation de la Turquie des années 90 et serait en partie responsable de l’arrivée et du maintien de l’AKP au pouvoir. Cette question brûlante des nouvelles élites turques fait couler beaucoup d’encre en Turquie. L’un des meilleurs ouvrages que j’ai pu lire sur la question est écrit par un allemand, Reiner Hermann, correspondant en Allemagne du Frankfurter Allgemeine Zeitung, et répond au doux de titre de « Wohin geht die türkische Gesellschaft ? : Kulturkampf in der Türkei » (« Où va la société turque ? : le Kulturkampf en Turquie »). Il y analyse en détail la montée en puissance des classes moyenne-supérieures anatoliennes conservatrices et ses répercussions sur le plan culturel et politique.

Un dernier mot sur l’« inquiétude » supposée de cette nourgeoisie. L’auteur du texte fait cette fois référence à l’expression « bourgeoisie inquiète » introduit par l’écrivain et politicien proche du CHP Tahan Erdem pour désigner les couches sécularisées de la population que l’hégémonie de l’AKP et son projet de réislamisation inquiètent. Ainsi donc ce serait au tour de la haute bourgeoisie islamique de manifester son inquiétude face au raidissement de la politique de l’AKP, au nom de ses intérêts bien compris...

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Voir en ligne : Un poisson dans le rakı

Sources

Endişeli Nurjuvazi
Radikal - Aydın Uğur - Mercredi 3 juillet 2013
Aydın Uğur, La « nourgeoisie » inquiète
Un poisson dans le rakı - Traduction de Pierre Pandelé - 23 juillet 2013

Notes

[1L’auteur renvoie indirectement à l’expression turc devlet baba, le Père l’État, qui renvoie à l’aspect paternaliste et autoritaire de l’État.

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