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Turquie - Nourgeoisie : « Maintenant que nous avons le pouvoir, évitons de faire des vagues »

mercredi 14 août 2013, par Ezgi Başaran, Pierre Pandelé

Suite de l’article sur la « nourgeoisie » sous la forme d’un entretien entre la journaliste de Radikal Ezgi Başaran et Aydın Uğur. Pour ceux qui n’auraient pas lu le premier texte à l’origine du terme, voir Aydin Uğur, « La Nourgeoisie inquiète ». Rappelons simplement que nourgeoisie (nurjuvazi) est un mot valise composé de bourgeoisie et du mot nur qui signifie « lumière divine ».

Aydın Uğur professeur de littérature de l’université de Bilgi est l’auteur de nombreux travaux sur les points de rencontre entre culture, politique et communication. Il a écrit la semaine dernière dans Radikal un texte très lu et commenté, intitulé « La nourgeoisie inquiète ». Ce texte fourmillant d’idées propices à la réflexion et au débat contenait également de nombreuses parenthèses qui méritaient éclaircissement.

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Ezgi Başaran

Je me suis donc entretenue avec le professeur Ugur, pour savoir quelle était cette « nourgeoisie » dont il est question, quelle bourgeoisie lui faisait face, avant d’aborder la question de son état d’esprit. Nous avons essayé de comprendre qu’elle était la teneur de cette inquiétude qui fait suite à l’inquiétude des modernes [expression et concept introduits par l’écrivain et politicien proche du CHP Tahan Erdem pour désigner les couches sécularisées de la population que l’hégémonie de l’AKP et son projet de réislamisation inquiétaient]

On connaissait l’expression Tigres Anatoliens et bourgeoisie islamique mais la semaine dernière vous avez signé dans Radikal une tribune intitulée « la nourgeoisie inquiète ». Qu’est ce que vous entendez par « nourgeoisie » ?

Ce que nous appelons la bourgeoisie n’est pas clairement délimité mais correspond globalement aux classes moyennes. Lorsque vous parlez de bourgeoisie islamique vous faites donc référence aux classes moyennes musulmanes. A l’intérieur de cette classe moyenne on trouve des salariés à haut revenu et des détenteurs de petits capitaux. Ce que j’appelle pour ma part nourgeoisie désigne plutôt les strates supérieures [de la population musulmane [1]]. Il existe actuellement deux bourgeoisies différentes en Turquie : une bourgeoisie séculaire républicaine [republiken]. Autrement dit la bourgeoisie républicaine [cumhurriyet. le terme habituel en turc, d’origine arabe]. Il entend par là la haute bourgeoisie d’affaires kémaliste, proche du Parti Républicain du Peuple]. Certains enseignants d’écoles privées particulièrement industrieux peuvent en fait partie mais ce n’est pas à eux que je pense lorsque j’utilise le terme, mais plutôt au monde des affaires, aux capitaines d’industrie.

J’imagine que la nourgeoisie n’inclut pas seulement les couches supérieures de la confrérie Gülen ?

Non. Je parle des strates supérieures de l’ensemble de la bourgeoisie islamique. Il n’y a pas que les membres de la confrérie Gülen, il y a aussi tous les individus fortunés qui gravitent dans l’environnement de l’AKP. Je ne les critique pas pour donner leur suffrages à un parti en particulier. Ils peuvent avoir des liens avec l’AKP pour des questions de profit, ce n’est pas pour autant qu’on peut les qualifier de « partisans ». De la même manière que la bourgeoisie républicaine n’est pas affiliée à un parti en particulier.

Pourriez-vous nous donner un exemple de la Nourgeoisie ?... Qui en fait partie par exemple le président du MÜSIAD [Association des Industriels et d’Hommes d’Affaires Indépendants, cercle d’hommes d’affaires anatoliens conservateurs] ?

Qui citeriez-vous en exemple de la bourgeoisie républicaine ? Disons Mustafa Koç par exemple. Et bien son équivalent dans la nourgeoisie serait Murat Ülker [dirigeant du plus grand conglomérat agroalimentaire de Turquie]

Quelles sont les différences fondamentales qui opposent la bourgeoisie républicaine et la nourgeoisie ?

La bourgeoisie occidentale a ses mérites et ses torts mais ses pratiques culturelles la différencie nettement des autres classes sociales. Ainsi la haute bourgeoisie écoutera Bach alors que la moyenne bourgeoisie écoutera Sinatra ou Aznavour. Il n’y a rien de tel ici. Les pratiques culturelles de la bourgeoisie républicaine et de la nourgeoisie sont peu ou prou les mêmes [2]. Un étranger qui se balade à Istanbul remarquera trois choses par rapport à la société turque : c’est une société qui prie, il y a des mosquées partout. C’est une société qui mange, il y a des petits restaurants partout. Enfin c’est une société qui consomme, il y a des magasins partout. Lorsque vous regardez du point de vue de la bourgeoisie occidentale il n’y a pas de démarcation claire en terme de pratiques culturelles. Il y a certes un certain nombre de festivals mais le nombre de participants est limitée et cela ne marque pas la ville de son empreinte. Dès lors du point de vue de la culture bourgeoisie républicaine ou nourgeoisie c’est bonnet blanc et blanc bonnet.

Vous dites qu’il n’y a aucune différence ?

A ce niveau non. En matière de pratiques culturelles elles sont toutes deux consommatrices de séries, de programmes télé, de voyages à l’étranger. Mais d’un point de vue historique il y a des différences. Leur mode de formation ne sont pas les mêmes.

Comment s’est constituée la nourgeoisie d’après vous ?

La mondialisation est un des facteurs qui a pesé mais cette classe sociale n’était pas inexistante jusqu’alors. Imaginez une taupe qui progresse petit à petit en creusant sous terre. La nourgeoisie a constitué son accumulation [primitive de capital] en construisant une industrie périphérique dans le prolongement de la bourgeoisie républicaine via des efforts modestes et localisés [territorialement]. Voilà son histoire. Si dans les années 80 les patrons de l’industrie automobile appartenaient à la bourgeoisie républicaine, la production de rétroviseurs quant à elle était aux mains de la nourgeoisie [autrement dit la sous-traitance des pièces détachées]. Les années 90 ont été une période critique car la mondialisation a permis à la nourgeoisie de mettre un pied dans la porte. De nouvelles opportunités de croissance se sont faites jour.

Quel genre d’opportunités ?

L’unification des marchés mondiaux. Par exemple dans les années 1980-90 après la chute de l’URSS les entrepreneurs occidentaux n’osaient guère investir dans des pays comme ceux des Balkans, les Kirghizistan, la Géorgie, le Kazakhstan. Ils avaient peur, n’étaient pas à l’aise. Or les membres de la bourgeoisie turque, aussi bien de la bourgeoisie républicaine que de la nourgeoisie ont réalisé des affaires très fructueuses dans ces pays. Cela a permis à la nourgeoisie d’atteindre sa taille critique.

Est-ce que les réseaux constitués en son sein par ce que vous appelez la nourgeoisie a pesé ?

Oui bien sûr. Ils ont constitué des réseaux sur la base de jugements de valeur, d’habitudes communes, et ont commencé à utiliser cet outil fondé sur des similitudes en terme de préférence de mode de vie pour accéder aux centres symboliques et économiques. De ce point de vue les mieux organisés étaient les membres de la confrérie Gülen.

Il-a t’il eu des frottements, des heurts entre les deux bourgeoisies en question ?

La plus grande réussite de la Turquie a été la capacité de ce groupe a se frayer un chemin vers le sommet en 80 ou 90 ans sans connaître de traumatismes majeurs, là où l’histoire occidentale vieille de trois siècles est remplie de heurts. Et de finalement parvenir à trouver sa place au banquet, sans accaparer celle d’un autre. Elle est de même parvenue à s’intégrer à la ville. Les gouvernements successifs ont permis aux vagues d’immigrants venues d’Anatolie de s’articuler à l’espace urbain en fermant les yeux sur l’accaparement illégal des terrains publics. Ils ont tacitement accepté les zones d’habitats auto-construits. Car dans le cas contraire on aurait assisté à une explosion sociale. Ce système a désamorcé la situation. Les populations migrants de la périphérie [mot à mot : des piémonts] au centre de la Turquie ont pu être intégrés de manière relativement judicieuse comparé à d’autres expériences.

Comment les membres de la bourgeoisie se sont-ils intégrés ?

Avec la mondialisation le volume mondial [des transactions] a été multiplié par cinq, ce qui a agrandi le gâteau. Auparavant seule la bourgeoisie républicaine avait sa part du gâteau, désormais le gâteau est en commun. Bien évidemment le changement de direction à la tête de l’État a joué dans le partage des richesses et le fait que la nourgeoisie puisse désormais s’en attribuer une part notable. Ce sont eux qui se sont saisis des contrats de construction et des marchés publics qui ont accompagné l’explosion urbaine.

La bourgeoisie républicaine n’est-elle pas incommodée par ce partage [des richesses, du pouvoir] ?

Leur part diminue bien entendu. Alors qu’ils s’accaparaient les quatre cinquième du gâteau d’antan, ils ne s’en accaparent plus désormais que la moitié mais le gâteau est plus gros. Ils sont encore bien présents, le gouvernement y veille. Dans le cas contraire il y aurait une explosion sociale et c’est la table tout entière qui risquerait de voler en l’air. Il ne faut pas voir derrière une grande stratégie planifiée de longue date. En répartissant les bénéfices le gouvernement fait attention à ce qu’aucune des parties ne sorte du jeu, c’est aussi simple que cela.

Vous écrivez dans vos articles que la nourgeoisie cherche désormais à reprendre son souffle plutôt que de poursuivre la lutte. Qu’est ce que cela signifie ?

Ils viennent de gagner leur place au banquet après un long chemin parcouru. Ils n’ont aucune envie de repartir tout de suite au front et pensent quelque chose comme «  nous sommes parvenus à accéder aux richesses du monde en conservant nos valeurs, maintenant que nous sommes en position de force il y a tout intérêt à avancer prudemment sans faire de vagues ».

Nous voilà parvenus à l’intitulé de votre article, sur l’état d’esprit de cette « nourgeoisie inquiète »... Cette inquiétude a-t-elle trait à l’éventualité que tout cela ne s’écroule ?

Tout à fait. Ce qu’ils veulent c’est une évolution, et non pas la révolution. Ce qu’ils craignent le plus c’est la perte de vitesse. Si la bourgeoisie turque parvient à se gérer correctement, on verra à l’avenir des quartiers riches appartenant à la bourgeoisie conservatrice. Et ces quartiers ressembleront beaucoup à ceux où vivent la bourgeoisie républicaine, à cette différence près qu’il y aura des mosquées à l’intérieur des résidences. Ils s’habilleront avec les mêmes marques mais [les femmes] utiliseront le foulard pour se voiler. Le modèle considéré comme bénéfique est le même pour les deux bourgeoisies.

Qu’est ce qui serait susceptible de menacer cet avenir ?

Si le contexte politique se tend, il peut y avoir des a-coups économiques et l’interruption du flux de richesses. C’est la raison pour laquelle les milieux qui gagnent de l’argent ont horreur des évolutions politiques brutales.

Vous faites référence au premier-ministre en parlant de brutalité n’est ce pas ?

Tout à fait. Son style, son raidissement politique... Au sein de la Nourgeoisie c’est la confrérie Gülen qui se détache le plus nettement par sa capacité à entretenir une vision stratégique et non pas au jour le jour. Celle-ci considère que la manière de faire du Premier-ministre est potentiellement dommageable. Leur approche diffère sur un certain nombre de sujets. La confrérie Gülen n’apprécie pas l’utilisation de la religion sur la scène politique. Songez par exemple à Ali Bulaç , Hüseyin Gülerce ou Ahmet Turan Alkan [tous trois sont des journalistes et des intellectuels conservateurs qui écrivent régulièrement dans les médias gülenistes] sur Mehtap TV [chaîne appartenant à la confrérie Gülen]. Ali Bulaç expliquait que la politique n’avait d’autre alternative que d’être mue par des références religieuses et qu’il fallait réfléchir à l’échelle de l’ensemble de la communauté islamique mondiale [l’umma]. Mais les autres ont quant à eux indiqué à d’innombrables reprises qu’ils tenaient cela pour utopique et que ce serait une erreur de constituer un champ politique basé sur la religion.

Si la nourgeoisie est aussi inquiète que cela, que fait-elle ?

Sous l’Angleterre de Thatcher la politique d’imposition (poll tax [3]) avait fini par provoquer des émeutes, si bien que l’équipe Thatcher avait essayé de mettre la pédale douce. Cela ne semble guère possible dans le système politique qui est le notre. Chez nous les membres des partis n’ont d’autre choix que d’être des créatures au service de leur leader. Le destin des membres de l’AKP est lié à celui de son président général [Erdoğan donc, puisque le système turc est un système parlementaire] à l’instar de ce qui se passe dans les autres partis. C’est la raison pour laquelle je n’attend pas le moindre changement à l’intérieur du parti comme cela avait pu être le cas en Angleterre avec les politiques de tension qui étaient menées. Mais il y a une relative liberté au niveau du socle du parti, dans les milieux avec lesquels le parti entretient une relation organique et qui parlent le même langage que lui en terme de pensée, d’économie et de symboles. Si quelque chose est susceptible de freiner le gouvernement, cela viendra d’eux. Et si ces politiques destructrices persistent malgré tout, alors cela pourra aller jusqu’à un retrait du soutien offert au gouvernement. Aucun leader n’est irremplaçable pour son électorat. Ca vaut aussi bien pour la nourgeoisie. Même si pour le moment à considérer l’état d’esprit qui est le sien on ne saurait parler d’une réaction démesurée.

Quel est cet état d’esprit ?

Lorsqu’en Angleterre Thatcher est partie et que Blair est arrivé au pouvoir [en 1997 après John Major], de nombreux intellectuels britanniques ont sauté de joie. En comprenant plus tard quelques temps plus tard que Blair ne tenait pas ses promesses ils ont alors connu une phase de grave dépression. Je pense que la nourgeoisie est en train de vivre les mêmes déconvenues vis à vis de la politique menée actuellement par le gouvernement. Un sentiment du type : finalement lui aussi ils est comme tous les autres. Ils pensent « ils bafouent le système de valeurs que nous avons fondé sur la morale et la justice ». Ou pour l’exprimer de manière douce « le guerrier s’est transformé en boutiquier » [4].

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Voir en ligne : Un poisson dans le Rakı

Sources

Nourgeoisie : « « Maintenant que nous avons le pouvoir, évitons de faire des vagues » »
Un poisson dans le Rakı - Traduction par Pierre Pandelé - mardi 23 juillet 2013
Nurjuvazi, « hazır güç bizdeyken ortalığı dağıtmayalım » diyor
Radikal - Ezgi Başaran - lundi 15 juillet 2013

Notes

[1L’appartenance religieuse est inclus dans l’état civil turc. C’est le traité de Lausanne (1922-1923) qui sert de fondement juridique à la question des minorités religieuses. L’interprétation extrêmement restrictive qui en est faite aboutit à ce que seulement quatre minorités religieuses non-musulmanes sont pratiquement reconnues par l’État turc : les grecs orthodoxes (Patriarchat oecuménique de Constantinople), les arméniens (Église apostolique d’Arménie), les juifs et les orthodoxes bulgares (Patriarchat de Bulgarie), sur la bonne vingtaine d’appartenances ethno-confessionnelles autochtones existant en Turquie. Aucune différence interne à l’islam n’a non plus droit de cité (les Alévis étant dans cet optique considérés comme musulmans), pas plus que les différences d’écoles théologico-juridique (mezhep). L’islam officiellement reconnu et mis en application par la Direction des Affaires Religieuses est l’islam sunnite dans sa version hanafite. Dès lors l’immense majorité de la population est inscrite sur les registres d’Etat civil comme musulmane.
Les chiffres des enquêtes doivent être pris avec de très larges fourchettes et énormément de précautions méthodologiques, d’autant qu’ils concordent rarement. Pour avoir une ordre d’idée sur des chiffres récents, il y aurait environ 80% de sunnites hanéfites, 9% de shaféites, 5% d’alévis déclarés. Un quart environ de la population affirme effectuer les cinq prières quotidiennes, une moitié se considère comme musulmane pratiquante, neuf sur dix déclare croire en Allah, environ dix pour cent se considère comme monothéiste. Le nombre d’athées est très faible, de l’ordre d’un ou deux pour cent. Lorsque les journalistes, les commentateurs et même les universitaires parlent de « musulmans » , ils désignent par là ceux qui pratiquent et font intervenir l’islam comme critère d’appartenance idéologique, politique voire partisane, et non pas, évidemment, l’immense majorité de la population officiellement musulmane.

[2Personnellement j’en doute fort... Je ne vois pas en quoi le fait de regarder la télévision ou voyager induit une quelconque homologie en matière pratiques culturelles. Établir un tel constat supposerait d’établir un comparatif entre valeurs, niveau de revenu et des types de produits culturels, bref d’appliquer in situ le travail fait par Bourdieu dans « La distinction » ou par Lahire dans « La culture des individus ». Je n’ai jamais lu de travaux systématiques de ce type sur les goûts et les styles de vie des Turcs (l’appel est lancé...), mais tout me laisse à penser qu’à l’inverse il y a un monde entre la bourgeoisie républicaine et la bourgeoisie islamique.

[3Impôt par tête, à montant unique indépendant des revenus ou de la situation personnelle mis en place par le gouvernement Thatcher au Royaume-Uni, à l’exception de l’Irlande du Nord, à compter de 1990. Celui-ci avait déclenché les « poll tax riots » à l’origine de la chute de la Dame de Fer. William Karel a consacré un excellent documentaire sur les derniers jours de Margaret Thatcher, « Who killed Maggie ? » qui analyse en détail le « meurtre politique » dont la premier-ministre britannique a fait l’objet au sein de son propre parti.

[4Littéralement le « guerrier de l’islam s’est transformé en entrepreneur immobilier », les deux mots étant très proches en turc. Critique adressée à Erdoğan qui promettait la justice et l’égalité au peuple mais qui parvenu au pouvoir se serait contenté de servir les intérêts du « capital vert ».

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