La question (les questions) moyen-orientales prouvent à nouveau combien Turquie et Etats-Unis sont loin d’un « partenariat stratégique ». Correspondant diplomatique et politique du quotidient Radikal à Ankara, Murat Yetkin se penche sur l’évolution des relations bilatérales entre Turquie et Etats-Unis : depuis le rôle de chien de garde de l’Occident face à l’URSS de l’eau a coulé sous les ponts, la scène stratégique s’est complexifiée à souhait et les intérêts d’Ankara ne sont assurément pas les mêmes que ceux de Washington. Une réalité que la Turquie manifeste d’autant plus qu’elle se rapproche de l’Europe.
Le 8 juin de l’année dernière, je fus des journalistes admis dans le bureau ovale au sortir de l’entrevue entre George Bush et Recep Tayyip Erdogan. Immédiatement après alors que j’étais en communication avec Istanbul, Ismet Berkan, en faisant référence aux déclarations télévisées des deux leaders, me demandait s’il avait bien entendu. Non, nous n’avions pas mal entendu. Bush avait prononcé des mots sibyllins qui atteignirent finalement le niveau de la légende : il avait parlé d’un partenariat stratégique entre la Turquie et les Etats-Unis. Ceci ne manqua pas de satisfaire nombre de personnes en Turquie. Ainsi, l’administration Bush démontrait qu’elle avait oublié les puissantes secousses suscitées par le refus d’un soutien actif de la Turquie à la guerre en Irak lors du vote de l’Assemblée nationale turque le 1er mars 2003. Ainsi étions-nous de nouveau en mesure de pouvoir faire entendre notre voix sur le devenir de l’Irak, comme de recevoir des soutiens significatifs sur les questions de la lutte contre le PKK, de Chypre et in fine des négociations avec l’UE.
L’année qui vient de s’écouler a-t-elle répondu à ces attentes ? Jetons-y un œil.
Quelques temps après la visite d’Erdogan, une délégation américaine s’est rendue en République Turque de Chypre du Nord en survolant la Turquie. Il s’agissait véritablement d’une situation d’un genre nouveau. Le début des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE devaient lui faire franchir un nouveau cap qualitatif. On peut considérer que Washington n’y est pas pour rien. Pour ce qui est de la lutte contre le PKK, les responsables turcs apprécient l’afflux de renseignements concernant particulièrement les activités financières du groupe en Europe comme la pression exercée sur les pays européens en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme. Cependant, sur la question de la destruction de la présence du PKK en Irak, question qui constitue l’essentiel des préoccupations du gouvernement comme de l’opinion turcs, on mesure aux déclarations faites que l’on est encore loin du niveau de coopération souhaitée.
Les déclarations fréquentes de l’ambassadeur US à Ankara, Ross Wilson et de l’un des responsables du Département d’Etat Matt Bryza concernant une ou des actions imminentes, parce qu’elles génèrent des attentes fortes, commencent à perdre en crédibilité. On voit bien que tout ce que peuvent faire les Américains en Irak sur cette question de la présence du PKK ne peut prendre une dimension militaire. En tout premier lieu parce qu’à une telle perspective s’opposent Mesud Barzani, le leader du Parti Démocratique du Kurdistan à la tête du gouvernement régional kurde en Irak et le Président en exercice de la République irakienne et chef de l’Union des Patriotes du Kurdistan, Celal Talabani.
En tant que groupe ayant politiquement et économiquement le plus gagné à la destitution de Saddam, les Kurdes ne souhaitent pas voir couler le sang des Kurdes du PKK qui attaquent la Turquie depuis le petit paradis qu’ils se sont constitués en Irak du nord.
En outre, ils ne sont pas sans savoir que le PKK leur sera utile lors des marchandages sur la question de Kirkouk prévus pour la fin 2007. Quoi qu’il en soit, Kirkouk dont Joost Hilterman, un des spécialistes de la région a fait un sujet potentiel de guerre civile, risque de mettre l’administration américaine dans un bel embarras : pour autant, Washington ne souhaite pas prendre les devants en froissant Talabani et Barzani dont les relations elles-mêmes sont conflictuelles. Les autres parties de l’Irak lui posent suffisamment de soucis. C’est un peu pour ces raisons que la Turquie, alors que l’Iran mène des opérations militaires contre la montagne de Kandil comme sur son propre territoire contre les militants du PKK, a choisi d’offrir l’enclume au marteau de Téhéran en tenant ses frontières comme de ne pas forcer l’action des Etats-Unis. Quant au PKK, il poursuit ses activités terroristes en les portant sur un plan économique (attaques contre l’oléoduc iranien et probablement déclenchements de certains incendies).
Un concept sans contenu
En fait, Bush contribue à vider le concept de « partenariat stratégique » de tout contenu en l’utilisant pour nombre d’alliés au sein de l’OTAN depuis la Grèce jusqu’au pays qui lui résiste le plus, la France. A l’échelle globale, le seul partenaire stratégique des Etats-Unis est le Royaume-Uni. Au niveau régional, c’est Israël. En dehors de ces deux configurations, il existe des relations entre alliés sur des plans différenciés. Le document signé cette année entre Abdullah Gül et Mme Rice, intitulé « vision stratégique » nous oriente vers une coopération au champ plus restreint, peut-être plus confuse mais aussi plus sensée.
Il ne serait ici pas juste de parler partenariat stratégique. Un partenariat stratégique nécessite d’adopter les mêmes positions sur tous les sujets. Or la Turquie et les Etats-Unis n’envisagent pas de la même façon nombre de questions qui, outre l’Irak et le PKK, vont de Chypre à la Russie et aux relations énergétiques comme aux problèmes moyen-oriental et libanais qui ont fait l’objet de débats lors du dernier Conseil de Sécurité Nationale. On pourrait dire à la limite que la Turquie est l’un des pays au monde où les politiques des Etats-Unis connaissent le plus d’opposition.
C’est pour cela que comme entre les deux pays une relation stratégique ne semble pas possible, on comprend également qu’il ne s’agit pas d’une bonne idée.
Il apparaît que le meilleur objectif à atteindre en ce moment consiste en une redéfinition de notre relation sur la base du respect de nos intérêts respectifs.