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Un nouveau Pacha pour l’armée turque

jeudi 3 août 2006, par Marillac

Nominations et remous au plus haut de l’armée turque : là aussi, la mutation que connaît la Turquie donne d’évidents signes de vigueur.

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C’est une première dans l’histoire de la République turque. Et l’évènement a failli passer inaperçu : le général Yaşar Büyükanıt vient d’être nommé chef d’état-major des forces armées turques. Il succèdera ainsi au général Hilmi Özkök le 31 août prochain.
Rien de plus normal en somme. Le général Özkök est parvenu au terme de sa mission et celui qui devait en principe lui succéder, l’un de ses plus fidèles et utiles seconds, prend effectivement sa suite. Mais avec un mois d’avance sur le calendrier prévu. Elle a été promptement signée le 31 juillet dernier par le Président de la République et le Premier Ministre.
Et les meilleurs connaisseurs de la scène politique ankariote - sur laquelle figurent bien évidemment les principaux décideurs militaires turcs - vous diront que l’annonce dune telle nomination quelques semaines avant le Haut Conseil des Affaires Militaires était destinée à couper l’herbe sous le pied des fauteurs de trouble en tout genre.
Et il est vrai qu’avec une situation régionale aussi tendue, depuis le Liban jusqu’en Iran en passant par l’Irak et le terrorisme du PKK, le tout à moins d’un an désormais d’échéances électorales majeures, le gouvernement et le pays en général n’avaient pas forcément envie de tendre la tartine aux professionnels de la provocation.

La campagne du général

Provocation ? Troubles ? Mais de quoi est-il donc question ? Est-on en train de nous parler des forces armées turques ?
Oui, précisément. Ismet Berkan, rédacteur en chef du quotidien Radikal notait, mardi 1er aôut, que c’était bien la première fois qu’il était témoin d’une telle campagne visant un soldat en Turquie. Et en effet.

- Le jour même de l’annonce de sa nomination, le général Büyükanıt faisait l’objet d’une campagne de dénigrement par SMS. Opération postmoderne s’il en est et finement montée qui plus est : il s’est agi en fait de s’emparer du code du téléphone portable d’un député AKP (Parti de la Justice et du Développement au pouvoir aujourd’hui - tendance islamo-conservatrice. Ne rien faire à moitié, si l’on peut aider à monter encore un peu mieux les « islamistes » contre les militaires, n’hésitons surtout pas !) pour lancer une vague de SMS incendiaires contre un général accusé d’être de religion israélite et donc implicitement plus ou moins inapte au commandement des forces armées turques !!! Le style, tout en finesse, d’une telle opération en laisse déjà deviner quelques longueurs sur l’identité de ses auteurs...

- Il y a quelques semaines, une affaire impliquant un des plus hauts officiers supérieurs de l’armée turque, le général Reha Taşkesen, défrayait la chronique ankariote : celui-ci venait de donner sa démission pour une sombre affaire d’écoutes téléphoniques qui devait occuper les éditorialistes jusqu’à ce que l’on se rende compte que les enregistrements avaient été réalisés par la propre maîtresse du général !!! Feydeau fait claquer les portes à Cankaya : jusque là tout va bien. Mais Reha Taşkesen quitte ses fonctions pour éviter « que l’on ne porte atteinte au général Büyükanıt » ; l’homme que l’on cherche à atteindre à travers lui.

- Dans le courant du printemps dernier, c’est encore le nom du général Büyükanıt qui est cité dans l’acte d’accusation du procureur du Van qui instruit l’affaire dite de Şemdinli dans le cadre de laquelle deux sous-officiers furent pris en flagrant délit de dynamitage d’une librairie. Monté sans preuves sérieuses, l’acte d’accusation fait l’objet d’une bombe dans le paysage médiatique turc : on évoque une campagne vouée à salir le général appelé à prendre les rênes de l’institution militaire en août prochain et menée bien évidemment... par le gouvernement AKP qui verrait d’un très mauvais oeil l’arrivée d’un général plus « sévère » que son prédécesseur.

« Est-ce une faute que d’être démocrate ? »

De là plusieurs choses sont à noter :

- Le général Büyükanıt fait l’objet d’une vaste campagne de dénigrement : elle est la suite des critiques formulées à l’égard de son prédécesseur, le général Özkök.

- Cette campagne semble montée dans un sens qui accréditerait la thèse de l’affrontement armée-AKP : on voit immédiatement à qui peut servir une cristallisation des rapports institutionnels entre gouvernement et état-major.
Précisément à ceux qui dans les SMS envoyés au matin du 31 juillet se font passer pour les « jeunes officiers ». L’expression fait ouvertement référence à la garde des officiers qui déclencha le premier coup d’Etat en Turquie le 29 mai 1960, mettant fin à 10 années de pouvoir du Parti Démocrate. C’est une expression que l’on retrouve en 2003 dans un titre du quotidien Cumhuriyet sous la plume de son correspondant pour Ankara, Mustafa Balbay : « les jeunes officiers sont inquiets ». A cette époque, l’affaire fait grand bruit dans le tout Ankara : on évoque et on se met guetter les prodromes d’un possible coup d’Etat. Tant et si bien que le chef d’état-major, Hilmi Özkök se voit contraint d’intervenir et de démentir la moindre inquiétude de quelque jeune officier. « Qui parle de coup d’Etat dans la Turquie d’aujourd’hui ne connaît pas le pays tel qu’il est », est-il obligé de préciser. Des jeunes officiers de Balbay et de Cumhuriyet - protection des sources aidant - on ne sait précisément ce quil advint. Jusqu’à ce fameux SMS.

On accusa aussi le général Özkök de passivité. Expliquons-nous : les années 2003-2004 sont celles du déclenchement de la guerre en Irak comme de la marche forcée vers l’obtention d’une date douverture des négociations d’adhésion à l’UE. Sur ces dossiers, la collaboration du gouvernement et de l’état-major est absolument capitale : ne serait-ce qu’aux yeux dun général qui « connaît la Turquie et le monde d’aujourd’hui. »

Réformes fondamentales de la loi de lutte contre le terrorisme, du Conseil de Sécurité Nationale et son Secrétariat Général, véritable « shadow cabinet » militaire. Inflexions diplomatiques majeures sur le dossier chypriote, Hilmi Özkök, ancien officier en poste auprès de l’OTAN, est présent et pèse de tout son poids.

On ne peut pas dire que des dents ne grincent pas : il invite certains de ses généraux à réfréner leurs envies de déclarations publiques. « Est-ce une faute que d’être démocrate ? », l’entend-on alors se demander en public. Il maintient son institution et la ligne qui est la sienne, quitte à pousser vers la case retraite les plus conservateurs de ses officiers : dans son ombre, à sa droite, se dessine toujours la silhouette massive et les traits durs du général Büyükanıt. Dans ces années délicates de profondes mutations, Yaşar Büyükanıt est l’un des deux hommes avec Uğur Ziyal, Secrétaire général des Affaires Etrangères, qui permettent à la Turquie de maintenir un cap ambitieux sans dommage.

Militaire de terrain, il est connu et aimé pour avoir partagé les campements de ses hommes à la frontière irakienne lors de vastes campagnes de lutte contre le PKK.

Homme de communication, il est très apprécié des journalistes turcs, pour sa jovialité notamment et les maximes dont il a le secret.

Dans la droite ligne du général Özkök, il est l’homme des réformes qui ont permis à la Turquie d’entamer ses négociations avec l’UE. Il est l’un des hommes qui ont travaillé et qui travaillent depuis 4 ans avec le gouvernement AKP. Il est l’un des hommes les plus en pointe dans cette élite turque d’un nouvel âge qui appelle de ses voeux, malgré les combats menés, une solution négociée et non strictement militaire au problème kurde. [Un plan de règlement de la question du terrorisme du PKK est à la fois à l’étude et déjà partiellement en application : tenu secret par crainte de la réaction d’une opinion publique rétive à toute idée d’amnistie pour les membres du PKK, il fait parfois l’objet de fuites dans la presse destinées à « tâter » le terrain (cf l’article d’Ismet Berkan dans Radikal, le 31 juillet dernier). Il n’est pas non plus sans susciter de fortes réticences aux ministères de la Justice, de l’Intérieur comme dans certains cercles militaires...]

Et c’est cette ligne qui dérange au final les milieux interlopes qui ont gravité et profité de la violence des guerres et du non-droit des deux ou trois dernières décennies : c’est cette ligne pragmatiste que l’on essaye de bousculer, tant les anciennes divisions faisaient le jeu de chacun, tant la modernisation du système politique turc peut inquiéter. Tant par ailleurs, le maintien des antiques divisions, culturelles et politiques fait le lit de tous ceux qui sont physiquement attachés à leurs privilèges.

Voilà le sens aujourd’hui de cette hâtive nomination. Eviter la cristallisation de la crise sur la fin du mois d’août avec une montée des provocations et manipulations en tout genre.

Elle signifie en outre une défaite politique supplémentaire pour tous les partisans du chaos en Turquie.
Et fait la preuve, s’il en était encore besoin, de toute la vigueur de la transition démocratique, de la mutation à laquelle la Turquie est soumise aujourd’hui : en apparence la plus monolithique et la plus centrale de ses institutions, l’armée subit elle aussi de puissantes secousses.

Mais la balle est aujourd’hui dans le camp du pragmatisme plus que dans celui des idéologues : et c’est sans doute une grande nouvelle pour les chances de la démocratie.

« La pluie est source de fertilité. Mais sans parapluie elle mouille », lançait avec un brin d’amusement le général Büyükanıt au printemps 2003. Voilà aussi le sens de la réforme intelligente chez un soldat qui a appris à avancer à couvert.

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