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Turquie, Marx et Huntington

samedi 9 octobre 2010, par Marillac

Le racisme est une idéologie affirmant la supériorité d’une race sur les autres. Il en existe aujourd’hui deux genres dont le second peut tous nous interroger légitimement :

a - L’un violent et motivé par une puissante passion xénophobe qui théorise sa peur et sa haine brutes de l’étranger, de l’autre, par un discours mettant en scène la supériorité de sa communauté, de sa race. Une supériorité fondée sur des déterminations biologiques, voire génétiques. Racisme historique et primaire, il est aujourd’hui porté le plus légèrement du monde par ce qu’on pourrait qualifier de « philosophie » skinhead.

b- L’autre genre est plus retors. Il a, pour les raisons d’un politiquement correct auquel nous contraint le spectacle mondial quotidien, basculé des déterminations biologiques aux déterminations culturelles. Ce racisme « new-age » s’établit, loin de toute apparence raciste, dans le plus pur respect des traditions de chacun, de toutes les cultures : elle recouvre ainsi toute la gamme des attitudes multiculturalistes, du communautarisme à la « cool attitude » du vivre-ensemble de façade.
Des différences de nature, on est passé à des différences de niveau. Sachant que des niveaux prennent place sur une seule et même échelle, les différences sont moins hermétiques qu’auparavant mais n’en demeurent pas moins affectées d’un coefficient de rigidité variable selon les sensibilités politiques de chacun.

Ainsi, la différence entre un chrétien et un musulman apparaît-elle insurmontable et irrémédiable pour un Jean-Marie Le Pen dénonçant le communautarisme des autres quand il ne défend que celui de ceux qu’il prend pour les siens. Ainsi, la Turquie a-t-elle pleine « vocation » à intégrer l’UE pour un électeur « républicain » lambda… le jour où elle aura résorbé le fossé qui la sépare du « niveau » de développement européen. Il n’est pas ici question de mettre en cause la pertinence du nécessaire processus d’adhésion pour tout pays candidat. Juste question de souligner combien le simple fait de poser la question de la « vocation » (l’a-t-on posé pour les autres pays candidats ?), en clair, le passé, la destinée, la détermination historique voire même culturelle, pose celle d’une identité turque en termes de niveau et de capacités de développement. Si la Turquie est capable de se défaire de ses différences culturelles, alors oui, pourquoi pas ? Mais…

Si la rigidité de la conception des niveaux de développement propre à l’extrême-droite nous ramène au plus près du racisme historique, fixiste et identitaire de première génération, la grande souplesse de la pensée « bobo », condescendante et livrée au fantasme du développement historique ne porte pas moins les stigmates d’une forme de pensée raciste ou différentialiste ; cette idée que l’Occident blanc, libéral, démocratique et technologique représente l’aboutissement historique « naturel » de toute société humaine, la fin de l’Histoire en somme, et qu’en cela il est un modèle, un flambeau pour tous les autres peuples.

Cette problématique parcourt discrètement les colonnes de Turquie Européenne (TE) depuis des années maintenant. La Turquie nous fournissant un évident cas d’exemple. La question est la suivante : comment défendre l’idée d’une adhésion de la Turquie en dénonçant toutes les simplifications, les illusions et les fantasmes identitaires produits à foison depuis qu’Ankara est candidate (1999), sans tomber pour autant dans la facilité du multiculturalisme de bon aloi ?
Comment se défendre d’un racisme sclérosé sans recourir à la fausse évidence de discours moralisateurs et tolérants ? Comment lutter contre l’identitarisme de base sans tomber dans le piège du complexe de supériorité de l’Européen « modèle » ?
La voie est difficile.

Elle est la quadrature du cercle d’une gauche française et européenne qui n’a pas réalisé son « autocritique » et encore moins entamé son adaptation à un monde profondément bouleversé par les processus d’émergence qui le traversent. Qui ne sait toujours pas parler de différences et d’immigration autrement qu’avec des discours moralisateurs en interne (le racisme c’est mal !) et en externe (intégrez-vous, aliénez-vous donc !).

Même quadrature pour TE qui tente de laisser, en guise de petits cailloux blancs, quelques indices sur les possibilités d’une UE ayant inclus la Turquie sans être réduite à une zone de libre-échange multiculturelle… Tâche ardue.

Sans doute un bouquet de pistes se tient-il du côté d’un dépassement de ce fantasme du développement et des différences de niveau : faut-il encore penser pays développés et pays émergents comme situés à des niveaux différents ? Les urgences d’une régulation régionale et globale ne nous poussent-elles pas à placer, précisément, tous ces pays sur un plan d’égalité ?
En quoi le traitement des questions de sécurité urbaine par le Brésil n’intéresse-t-il pas la France ? Et celui des problématiques urbanistiques ? En quoi la redéfinition d’un contrat social et citoyen en Turquie n’intéresse-t-il pas le débat public européen ? N’est-il pas finalement risible de considérer que « l’homme africain ne serait pas assez entré dans l’histoire » ?

Or s’attaquer à l’idéologie du développement historique des nations en en repoussant l’implicite hiérarchie, c’est non plus poser la question des différences de niveau, des différences culturelles séparant les hommes et les peuples, mais énoncer la problématique d’un système de polarisation, de concentration et d’inégale répartition, spatiale et sociale, des richesses à l’échelle de la planète. Bref, c’est substituer à la logique identitaire une problématique sociale et économique.

C’est tout le travail incombant à une mouvance politique novatrice (peut-on encore dire progressiste ?) qui souhaiterait déjouer les évidences du populisme droitier gagnant les plus vieilles de nos nations aujourd’hui. Pour la caricature, ce serait lutte des classes contre choc des civilisations, Marx vs Huntington.

Sur le terrain, on verrait alors une gauche turque relever, par exemple, le défi de s’adresser aux femmes voilées sans qu’elles n’aient préalablement enlevé leurs voiles. Et la gauche européenne, se frotter au projet d’une Turquie Européenne dans une UE fédérale et démocratique.

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