A force de parler de coup d’Etat et autres méchants réseaux Ergenekon, nous avions manqué l’affaire : le braquage de l’ordre du jour politico-institutionnel turc par les “Judge Dredd” de l’action conservatrice.
Sous une apparente simplicité, le dessin de Salih Memecan qui orne notre une depuis une semaine synthétise merveilleusement la situation.
Le juge agit. Et appose son sceau prohibitif sur toute manifestation de dissidence à l’idée qu’il convient de se faire de l’identité turque. Plus besoin même de s’en référer au fameux article 301 ; un coup d’œil aux objets de l’opprobre judiciaire suffit d’ailleurs à saisir la logique de la démarche. Implacable ou presque.
1) 2006-2007 ….
Etre musulman.
2) 2007. La procédure, habituelle, devant mener à la fermeture du parti kurde DTP (Parti pour une Société Démocratique) vise à décrédibiliser et à réduire au silence toute éventuelle voix kurde démocratique. Etre musulman hanéfite (les Kurdes sont chafiites les Turcs hanéfites, deux écoles d’interprétation juridique des textes en islam à l’origine notamment de différences dans les pratiques religieuses).
3) 2008. La procédure visant l’AKP, le parti au pouvoir élu avec 47 % des voix le 22 juillet dernier touche symboliquement à la question de l’islam dans la République. Etre musulman hanéfite à condition d’être laïque.
Note – Le premier panneau du triptyque esquissé ci-dessus n’apparaît pas dans le dessin de Salih Memecan. Il tient d’ailleurs à la fois dans ce que le juge a fait et n’a pas fait, lorsqu’il s’est agi de condamner Hrant Dink et de relâcher ses futurs assassins. Il concerne donc l’une des trois questions (dont deux sont évoquées ci-dessus) qui fouaillent la Turquie en permanence.
Voilà dans l’ordre chronologique, les fondamentaux qu’une certaine vulgate républicaine se croit dans l’obligation de laisser psalmodier selon un inusable rituel. En fin de course, vous obtenez deux choses :
le rappel légitime, sous forme de définition, de ce que doit être le Turc ou l’identité turque, une manière symboliquement forte de dire la réalité et de la conjurer d’advenir ainsi.
le parfait coup d’Etat que nous attendions sous d’autres formes : la décision de la Cour Constitutionnelle d’invalider la réforme constitutionnelle portant sur l’autorisation du port du voile à l’Université fait peu de cas, en étant prise sur le fond, du principe de souveraineté de la loi. Si ce n’est de celle du Juge dont la décision a, par principe, force de loi. [A la décharge des magistrats, notons tout de même que la Constitution renferme le principe selon lequel « une modification de la constitution n’est pas proposable ». Mais nous y reviendrons]
Ce qui laisse augurer que d’une façon ou d’une autre, l’AKP sera bientôt fermé et les 47% obtenus lors des dernières élections, ignorés.
Coup d’Etat parfait et rondement mené. Certes. Mais à la différence des précédents qui visaient à porter atteinte à certains milieux bien délimités – les milieux conservateurs en 60, les milieux de gauche en 1980 par exemple -, celui-ci risque bien de n’être qu’un vaste coup d’épée dans l’eau : le milieu aujourd’hui visé n’est autre que la société civile turque elle-même, milieu large aux contours indéfinis, en constante redéfinition et pleine effervescence.
Pourquoi s’en prendre à l’association gay Lambda ? La cour de cassation approuvera-t-elle d’ailleurs la décision du tribunal d’instance de Beyoglu (Istanbul) ? [La magistrature n’est pas non plus monolithique : la cour de cassation a récemment acquitté les professeurs Kaboglu et Oran dans l’affaire de leur rapport sur les minorités en Turquie, après moult péripéties judiciaires, ndlr]
Et quel plus beau symbole que cette interdiction d’ailleurs bien impossible de YouTube en Turquie ?
La lutte de l’antique hiérocratie contre les vertus et les « virus » du réseau mondial : tous les pays n’ont pas les ressources humaines et les liquidités chinoises pour se lancer dans une politique de contrôle exhaustif du net.
Nous avons changé d’époque. La Turquie change d’époque : les coups d’Etat aussi, devenus dans la plus folle des frénésies, en quelques années puis quelques mois, post-moderne, électronique et enfin judiciaire.
Comme une pierre dans l’eau étend des cercles d’ondes plus ou moins larges autour de son point de chute, les coups d’Etat connaissent une zone d’influence plus ou moins étendue sur la surface du temps politique et social. Le coup d’Etat post-moderne (1997) s’est étendu sur 5 ans. Le coup d’Etat électronique (2007) sur 4 mois. Gardons-nous bien de deviner ce qu’il adviendra du coup d’Etat judiciaire qui se profile. Mais il y a fort à parier qu’il ne soit pas dans une autre posture que celle consistant à changer les mots faute de pouvoir infléchir la réalité.
Car le tribunal civil se tient au cœur d’un véritable paradoxe : celui de devoir faire parler ceux qu’il cherche précisément à faire taire. Il n’a décidément pas les vertus étouffantes de la cour militaire : et tout procès permet de déplacer la démocratie qu’on entrave dans les prétoires qu’on remplit. Puis dans les journaux, dans la rue, sur le net et sur ... YouTube !
La Constitution mise en place par la junte de 1980 avait cette particularité d’être adossée à une architecture à fonds multiples : le juge mis en difficulté sur une question avait toujours la possibilité de se replier sur une position mieux défendue quelques articles ou codes plus loin. Principe de base pour la conservation du régime, le millefeuilles constitutionnel turc ne pouvait pas nous laisser penser qu’un autre que le Juge passerait aux commandes lorsque l’édifice se mettrait finalement à prendre l’eau de toutes parts : aujourd’hui le voilà qui écope à tout va. Décidément le Juge aussi « est bon enfant » !