Interviewé par Mme Nese Düzel, le politologue Levent Köker livre son appréciation sur la conjoncture sociale et politique actuelle en Turquie : la vague de nationalisme est grosse de virtualités dangereuses comme le fascisme en cas de déstabilisation du pays. Mais l’importance et la permanence du cap européen devraient lui permettre d’éviter ce genre de risques dont les conséquences sont bien mesurées depuis Bruxelles jusqu’à Washington. Des considérations ultra pertinentes alors que la Turquie, comme d’autres pays, entre dans une longue période électorale propice à tous les glissements et autres incertitudes.
Pourquoi Levent Köker ?
Donnant l’image de pays le plus stable du Moyen-Orient, d’un coup la Turquie semble être tombée dans une vague de violence. Elle a conquis les premiers titres de l’actualité non sans s’être dotée de dimensions nationalistes. Et tout le monde de commencer à se demander comment un pays tel que la Turquie, espoir du monde musulman, modèle de stabilité dans la région, et candidat à l’adhésion à l’UE avait pu sombrer aussi vite. Comment la Turquie a-t-elle pu verser si rapidement dans une violence de rue rappelant l’Allemagne des années 30 ? Comment le pays a-t-il pu être victime d’une telle “lumpenisation” ? Voilà les questions que nous avons posées à Levent Köker, professeur à l’Université de Gazi, politologue et juriste. Il est l’auteur d’un fameux « Modernisation, Kémalisme et Démocratie ».
On explique les phénomènes de violence constatés aujourd’hui par le nationalisme. Même les policiers sont en mesure de dire que Hrant Dink a été assassiné par motivations nationalistes. Qu’est-ce que le nationalisme ?
Chez nous on décrit le nationalisme comme un sentiment lié au fait d’aimer son peuple, son pays, son chez soi et les terres sur lesquelles on a grandi. Mais en fait le nationalisme, ce n’est pas cela.
C’est quoi alors ?
Le nationalisme n’est rien d’autre qu’une idéologie politique. Une idéologie envisageant une union étroite de la nation et de l’Etat. Et il est courant que dans le cadre de cette union, la démocratie n’ait plus qu’une place réduite. Parce que le nationalisme vise à détruire toutes les différences qui existent au sein d’une communauté. Et l’expression des différences lui bouche toute perspective. Le nationalisme est une idéologie qui est née après la Révolution française. C’est l’idéologie de la formation, de la perpétuation et de la conservation de l’Etat-nation. Elle n’est rien d’autre que l’idéologie de cet Etat-nation. Chez nous, les élites qui ont fondé l’Etat ne sont autres que les anciennes élites ottomanes. Elles ont hérité d’un Etat des Ottomans. Mais impossible de se prévaloir de la moindre nation.
Pourquoi ?
Que répondriez-vous à la question de savoir quel est l’élément qui rassemble les habitants de Turquie ? A cela, les fondateurs de la Turquie donnent deux réponses différentes au fil du temps. Dans les années 20, Atatürk répond qu’entre les Turcs, les Kurdes, les Lazes, les Albanais, le seul lien qui vaille c’est l’Islam. C’est dire que dans les frontières du Pacte National, il est de nombreuses différences ethniques mais que ce qui les rassemble n’est autre que l’Islam. On répète encore cela en 1923. Dans les années 30, Atatürk fait ensuite ressortir la “turcité” dans sa définition de la nation turque. On y explique encore que la nation ne doit faire qu’un avec l’Etat.
Atatürk tient-il pour Turc toute personne de religion musulmane ?
Il est encore dans ces années une confusion intellectuelle qui n’a pas quitté la République. On la retrouve encore aujourd’hui dans la Constitution. Le premier article énonce que « l’Etat de Turquie est une République. » L’article 66 régissant la citoyenneté précise que « toute personne liée à l’Etat turc est considérée comme turque. » S’agit-il de l’Etat de Turquie ou bien de l’Etat turc ? Voyez un peu…
La Turquie est un pays. La « turcité » marque quant à elle l’appartenance ethnique. En dehors de la Turquie, il n’est pas d’autre Turquie mais il est d’autres Turcs. Le Traité de Lausanne ne mentionne aucune « turcité ». Il ne parle que de Turquie et de gouvernement turc. Parce qu’il n’est pas dans ce texte de définition d’un Etat fondé sur une appartenance ethnique. Mais dès les années 30, le nationalisme turc est entré, avec notamment la théorie de la langue soleil (la langue turque étant en somme la langue à l’origine de tous les groupes linguistiques), dans des considérations fondées en partie sur l’ethnicité et la race.
Existe-t-il une différence entre les deux termes utilisés en turc pour nationalisme : ulusalcilik et milliyetçilik ?
Non, aucune. Ulusalcilik n’est que la version en turc moderne de nationalisme pour correspondre à la sensibilité du CHP (Parti Républicain du peuple), cette sensibilité de gauche plus ou moins modernisante. Ce sont les cercles plus conservateurs qui utilisent l’autre mot de milliyetçilik. Parce que dans le concept de Millet, se tient toute une veine nationaliste traditionnelle comme celle de la synthèse turco-islamique. Dans le concept de nationalisme propre à Atatürk, il y a cette idée d’une République créant une toute nouvelle société et rompant tous ses liens avec le passé. Mais au final, milliyetçilik et ulusalcilik se retrouvent. Tous les deux visent une union étroite de la nation avec l’Etat. Ils aspirent à un effacement des différences au sein de la société dans le creuset d’une seule nation. Dans cette union de l’Etat et de la nation, il n’est aucune place pour une démocratie moderne, pour le multipartisme, pour les droits et les libertés de l’individu. Il n’existe qu’une démocratie relativement limitée.
Qui sont les ennemis que reconnaît le nationalisme ?
Le nationalisme procède à une définition de la nation et compte comme ennemis tous les groupes qui se comportent de façon à entraver et à porter atteinte aux intérêts de celle-ci. Il peut envisager des alliances avec certains peuples. Et en fait, le côté le plus contradictoire du nationalisme c’est cette tendance à désigner des ennemis dans le sein propre sein de sa nation. C’est de là que l’on comprend d’ailleurs que le nationalisme n’est qu’une idéologie assez éloignée de toute posture démocratique. Parce qu’une nation peut très bien connaître des ennemis extérieurs mais pas d’ennemis intérieurs. A l’intérieur de la nation, il ne peut exister d’ennemis d’Etat : on ne peut rencontrer ici que des citoyens « coupables ». Mais c’est ainsi et le nationalisme tend à produire de tels ennemis.
Qui sont-ils ?
En Turquie par exemple, les minorités, et tous ces « citoyens étrangers » vivant dans le flou d’une définition juridique bancale, tous ceux que l’on considère comme de possibles ennemis en les définissant comme des « étrangers de l’intérieur ».
Il est une posture du nationalisme turc qui considère les non-musulmans comme non membres de la communauté nationale. Dans un certain nombre de textes de loi, on continue de parler de « race turque ». La plus grande crainte des nationalistes turcs est celle qui concerne l’unité / unicité de l’Etat-nation, soit encore selon leur propre expression « la totalité inaliénable de la nation, du pays et de l’Etat. » Le nationalisme turc considère toute personne aspirant à un niveau de droits et de libertés correspondant à ce qui doit se pratiquer dans un Etat moderne et tous ceux qui souhaitent en fait que toutes les différences puissent s’exprimer au maximum de leurs possibilités comme des ennemis. Et cet ennemi n’émane pas forcément d’une singularité ethnique et religieuse. On y retrouve les non-musulmans, les Kurdes, les Alévis et aussi tous les démocrates libéraux.
Le nationalisme se révèle généralement par toute une série de postures violentes. On entend crier « nous sommes tous des Ogün Samast (nom de l’assassin de Hrant Dink) » dans les tribunes des matches de football. Quelle peut être la source d’une telle rancœur populaire susceptible de soutenir un meutrier ?
A bien des points de vue, la Turquie rappelle l’Allemagne des années 20 et 30. En cela plus précisément…Il existe une quasi-certitude que le pays est entouré de tous côtés par nombre d’ennemis. Et les responsables d’Etat ne sont pas pour rien dans le développement de cette impression. Le mot selon lequel « il n’est pas au Turc d’autre ami que le Turc lui-même » reflète aujourd’hui bien plus qu’à l’ordinaire, la disposition mentale et psychologie du citoyen lambda. Ce qui signifie en fait que « tout le monde est un ennemi de la Turquie ». La situation était sensiblement la même dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. D’après les nationalistes, en Turquie même, il est des personnes qui collaborent avec les ennemis de l’extérieur. On gonfle encore les voiles de la colère en abondant dans le sens de : « ils veulent nous anéantir, nous diviser. Et ils procèdent de façon sournoise. »
Le monde entier, l’UE, les USA sont à pied d’œuvre pour dépecer la Turquie et se débarrasser de cette République turque. C’est ce que l’on entend de leurs positions. On parle des diktats de l’UE. On dit aussi que les réformes que l’on nous demande dans le sens de la démocratie et du développement sont des réformes que l’on n’a jamais demandées à aucun autre pays par le passé.
Dans quelles couches de la société, le nationalisme tourne-t-il à la violence ?
De la paysannerie ne pourrait pas sortir une telle violence. La ruralité ne constitue pas une base aussi propice à la mobilisation politique. Mais tous ces hommes récemment arrivés des campagnes, résidant dans les banlieues, qui ne vivent de rien ou presque, au chômage le plus souvent, comme toute cette frange de l’artisanat et du commerce souffrant d’une demande moindre représentent des milieux très favorables à la diffusion d’un tel nationalisme.
Mais le plus important reste de voir que cette disposition du nationalisme envers la violence est une chose très répandue en Turquie d’un point de vue psychologique. La mentalité d’une personne aisée, bien éduquée, d’un entrepreneur est relativement proche de celle que l’on trouve dans les faubourgs des grandes villes. Ils sont tous contre l’UE. Et le revendiquent. En Turquie, le nationalisme à vocation violente trouve une base large et solide. En outre, la frange de cette base où il reçoit le soutien le plus large est certainement composé des classes moyennes urbaines et éduquées.
Pourquoi ces franges de la société se sont-elles soudain montrées aussi disposées à la violence ? Comment se fait-il que la violence ait pu trouver un tel espace d’expression ?
Il est certainement plusieurs facteurs à l’origine de cette expression relativement tranquille et sans gêne de la violence. Les classes moyennes, pour se rendre utiles à l’Etat, sont dans une attitude destinée à prouver leurs bonnes dispositions à l’endroit du pouvoir : « regardez nous aussi nous sommes là. » Outre une satisfaction propre, il peut s’agir ici de préserver, voire de développer, certains intérêts. Par ailleurs…
Oui…
Chez nous, le système éducatif forme une jeunesse qu’elle dote de tant d’incohérences… On forme à la fois une jeunesse ignorante et on remplit les livres scolaires de formules concernant les Arméniens, les Grecs etc. qui ne nourrissent pas peu tous les sentiments poussant le nationalisme vers un racisme ouvert. Les connaissances et les consciences historiques des jeunes étudiants à l’Université sont proches de zéro. C’est une ignorance et cette ignorance nourrit une propension à la violence bien évidemment. Des juristes lancent des slogans et agressent des gens dans l’enceinte d’un tribunal. Le Juge ne peut rien faire. Voilà un peu l’environnement dans lequel nous vivons. Et nos concitoyens perçoivent tout, du bas de leur ignorance, comme un avilissement de la Turquie par l’Europe. Nous avons des ignorants diplômés. Pensez donc maintenant à tous ceux qui n’ont pas étudié. A tous ceux qui n’ont pas fréquenté l’Université, qui n’ont pas appris de métier, n’ont pas de travail…Cette ignorance nourrit ce prolétariat et la rue qui va avec, aux forts relents de nationalisme et de racisme.
A suivre...