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Turquie, boulevard des droites européennes

dimanche 16 janvier 2011, par Marillac

Entre Turquie et Europe, l’effet miroir est toujours aussi séduisant. L’envoyé spécialement pressé ou l’opérateur de tour en mal de tournures, usent à n’en plus pouvoir de la métaphore du pont pour la Turquie. Orient – Occident, Islam - Europe, etc… Mais l’Europe n’a-t-elle pas posé les piles pour la Turquie ? Et si, symétrie oblige, le reflet s’avérait plus vrai que le réel, si la Turquie avait elle-même été un pont pour l’Europe.

Oui, c’est indéniable aujourd’hui, l’Europe fut un pont pour la Turquie. C’est cette bonne vieille UE qui servit de tremplin à la Turquie dès 1999 et la reconnaissance de son statut de candidat à l’adhésion à part entière. Ce furent les critères de Copenhague et les rapports annuels d’avancement sur la convergence de la législation turque, ce furent ensuite les promesses réitérées, et tenues, d’ouvrir des négociations d’adhésion qui portèrent la Turquie durant toute la première moitié de la décennie 2000. Les paquets d’harmonisation successifs soulevèrent le couvercle pesant sur les têtes d’une société civile en pleine explosion, les inflexions stratégiques successives (Grèce, Chypre, Irak) conduisirent le pays à se poser des questions de plus en plus urgentes quant à son avenir, son rôle et son identité. La convergence de ces deux processus généra une dynamique sociale interne qui porte désormais la Turquie vers un avenir dont l’UE n’est plus la seule assurance ou condition.

Le parti politique qui surfa sur ce pont tendu par l’Europe fut l’AKP [parti de la justice et du développement], un mouvement :

- venu des extrêmes de la droite islamo - fondamentaliste et anti-système

- ayant phagocyté la quasi-intégralité de la droite turque

- ayant su porter la voix de cette nouvelle Turquie urbaine, celle des « faubourgs », populaire, rurale d’origine et moralement conservatrice

- ayant fondé la pérennité de sa gouvernance sur un décentrement permanent lui valant des soutiens dans l’opinion, les médias, le patronat, l’étranger et les cercles intellectuels. Le décentrement fondamental fut opéré sur la question de l’Europe dont l’islamisme refusait la perspective : c’était le prix du progressisme affiché, ne serait-ce que dans le titre (parti de la justice et du développement).

Alors, oui, l’UE a servi de pont à la Turquie vers la conquête de sa maturité politique et diplomatique. Ironie du sort (?), c’est lors de l’éclosion de cette maturité turque, en 2007, que l’UE, entrant dans l’ère Sarkozy, faisait du processus d’adhésion de la Turquie, un processus moribond. Mais peu importe, la Turquie passait déjà de l’autre côté du miroir.
L’Europe aussi, à certains égards. Et ce croisement de 2007 n’est sans doute pas anodin. Car la Turquie fit également office de pont pour les droites en Europe.

De Bolkenstein à Wilders

La phase de lancement du processus d’adhésion de la Turquie fut une période d’intense bouillonnement pour les droites européennes. Valéry Giscard d’Estaing posa intelligemment les termes du débat en novembre 2002. Il avait servi la pâtée d’un banquet des droites qui vira à la curée.
L’engouement fut si intense qu’on put même, un temps, envisager une typologie des droites selon les arguments invoqués contre l’adhésion turque. Exemples français.

La droite orléaniste et l’argument culturaliste, l’Europe et son manteau de cathédrales. Il faut avoir été européen depuis 1500 ans pour pouvoir l’être aujourd’hui, nous assénait alors Jean-Louis Bourlanges ! A quelle catharsis invitait alors le débat sur l’Europe !

Les derniers feux de la droite légitimiste ravivèrent l’esprit des croisades et de Poitiers. Turquie = islam = immigration = insécurité = retour aux frontières stato-nationales.

La droite bonapartiste, en mal de grands hommes et de volontarisme politique, se dégota l’argument plutôt faible de la Turquie, cheval de Troie américain en Europe, vieux réflexe gaulliste.

Prenez le tout, ajoutez-y un zeste de peurs (11 septembre et 21 avril), un soupçon de crise (2008), et quelques pincées de provocations, mélangez bien et la messe est dite : l’immigration « légitimiste » est un cheval de Troie « bonapartiste » qui menace nos valeurs « orléanistes ». En 2007, c’est définitif, l’ensemble de la droite française est passée sur le front anti-Turquie, sans qu’on ne parle plus de ce pays. Pour l’instant.

L’Europe vire au bleu et triomphe une droite populiste, moderne et décomplexée : le débat sur la Turquie a servi de pont entre les droites traditionnelles et cette néo-droite, ce discours néo-conservateur européen.

L’émergence du néo-conservatisme européen ne s’est sans doute jamais aussi clairement dessinée qu’à travers l’exemple néerlandais. Frits Bolkenstein et sa fameuse directive sur les services défrayèrent la chronique lors de la campagne pour le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Commissaire européen au marché intérieur, il ne manquait jamais la moindre occasion de se faire le héraut de l’opinion européenne « anti-Turquie ». Esprit brillant et bien formé, libéral et conservateur de bonne tenue intellectuelle, il argumentait sérieusement contre l’adhésion de la Turquie. Petit florilège, relevé lors d’un discours prononcé le 6 septembre 2005 à l’université de Leyden aux Pays-Bas :

« Qui laisse entrer la Turquie devra aussi accueillir l’Ukraine et la Biélorussie. […] Ainsi dans 20 ans, l’UE sera composée de près de 40 Etats membres. » Argument chrétien conservateur de la cohérence politique. Entendez culturelle, même si le politiquement correct, le force à ne citer que des pays « chrétiens » et non plus le Maroc…

« Après tout, Biélorussie et Ukraine sont des pays plus européens que la Turquie. » Irrépressible retour du Maroc, par petite touche islamo-métaphorique… Cherchez bien, l’idée se précise.

« La tendance actuelle ne mène qu’à une conclusion : les Etats-Unis restent la seule superpuissance, la Chine devient un géant économique et l’Europe s’islamise. » Conclusion globalisante et très éclairante, sur deux points au moins :

- Les contradictions de plus en plus flagrantes du libéralisme conservateur (extension sans fin du marché, fractionnement sans fin des identités) ne se gèrent qu’à la faveur d’un déséquilibre croissant dans le sens du culturalisme (culture = identité = entité politique).

- Ce culturalisme conduit à la banalisation d’un discours civilisationnel qui dessine la matrice, très large, d’une droite européenne ayant su s’inspirer du néo-conservatisme américain. Frits Bolkenstein ne reformulait d’ailleurs pas d’autres thèses que celles de Huntington et Fukuyama, les deux slogans complémentaires du Clash des civilisations et de la Fin de l’histoire. La fin de l’histoire répond à la désoccidentalisation du monde en idéalisant le modèle occidental. Le clash des civilisations permet de recréer un succédané d’histoire, les autres civilisations devant rattraper leur modèle sans en être capable, l’Occident devant défendre la tour d’ivoire de ses valeurs sacrées, en une lutte épique.

Deux thèses, ou pathologies, typiques de populations vieillissantes aux prises avec un monde en pleins bouleversements. Que Spengler (Le Déclin de l’Occident, 1918) ait inspiré Huntington ne doit dès lors pas surprendre. Pas plus d’ailleurs que la filiation Frits Bolkenstein – Geert Wilders : ce dernier fut assistant parlementaire du premier, puis élu député dans les rangs de son parti en 1998 avant de le quitter en 2004 et de devenir ce qu’il est devenu.

En France, les mêmes tendances sont à l’œuvre : la Turquie a servi de pont à un décloisonnement des discours de droite. Tous les arguments rodés et ressassés contre la Turquie ne le furent en définitive que dans le cadre d’une vaste répétition générale de la « vague » néo-conservatrice. Et la « dédiabolisation » du FN, dont on parle tant ces jours, procède certes des inflexions de ce parti dans le discours, mais aussi et peut-être surtout, de l’émergence d’un discours néo-conservateur dont le vêtement ample ne demande qu’à être endossé par un mouvement :

- issu de l’extrême-droite et d’une tradition anti-système,

- phagocytant la quasi-totalité des droites en s’appuyant sur cette vulgate néo-conservatrice

- portant la voix des classes populaires et des classes moyennes paupérisées de banlieue pavillonnaire

- se décentrant de son vieux cœur de discours en délaissant le souverainisme pour des positions pro-européennes.

Soyons fous : si la France était en quête de son AKP ? Et si, violemment plongée dans la globalisation, la Turquie avait précédé l’Europe dans sa « révolution » néo-conservatrice ?
Et si la crise de l’Occident y générait des mouvements dont les structures lui venaient d’Orient ? Amusant, non ?

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