“Arrête toi tant qu’il en est temps”. Voilà une phrase que nous n’avons pas peu entendue lorsque nous étions enfants si nous commencions à nous exciter. Et on faisait d’ailleurs bien de nous rappeler à l’ordre. Parce qu’on aurait bien fini par se faire mal quelque part : on se serait brûlé la main sur le poêle ; nous serions tombés et nous nous serions ouvert le front. Nous nous serions fait dessus. Et peu importe la fessée.
Or voilà qu’aujourd’hui on a la main qui colle à la fonte du poêle, le front fendu d’une belle balafre, le froc détrempé et les côtes qui tâtent du bâton. Et tout ça en même temps : la Turquie se débat avec sa République, son PKK, ses Grecs de Chypre, sa diaspora arménienne et ses islamistes. Je vais m’expliquer. Que la Turquie ne s’en offusque pas. De cela comme de la suite.
Reconnaissons le tout de suite : dans les années 1925-1937, ce pays a vécu au rythme, s’il en fut jamais, de révoltes kurdes régulières. Et ces gens-là ne cherchaient-ils qu’à s’attirer des ennnuis ?
Répondez de façon honnête : nous faut-il les crimes du PKK pour reconnaître que le problème kurde constitue un problème énorme ?
N’oubliez pas non plus que nous entendons encore des gens nous raconter que lorsqu’ils étaient jeunes, “ il n’était pas de différenciation entre Turcs et Kurdes et que cela n’a été inventé que par la suite.” Et dites moi à nouveau : après que Öcalan ait été attrapé en 1999 et que cette “affaire” ait pris fin, qu’avons-nous fait pour que la même chose ne se reproduise pas ? Sans même parler de réforme, ne nous voilà-t-il pas tous en chœur en train d’émettre des résolutions d’emploi de la force nous autorisant à entrer en Irak pour aller nous enfoncer dans ce marigaud jusqu’au cou ? Pour aller nous échouer dans le véritable piège du PKK. Pour détruire ce qu’il en est de la démocratie en Turquie.
Est-ce bien de vertu dont il est ici question ? Est-il bien approprié de traiter les députés du DTP (Parti pour une Société Démocratique, kurde) comme des espions ?
Que le PKK avoue : pour avoir si bien identifié son action à la seule violence, voilà le pays tout entier qui sort de ses rails. “A Sisli (Istanbul), un jeune de 17 ans qui écoutait une chanson kurde de Ahmet Kaya [Chanteur contestataire turc contraint] sur son téléphone portable a été attaqué par un groupe qui se trouvait dans le même parc.” [ Milliyet, 11.10.07]
Est-ce bien grande vertu que d’avoir ainsi contribué à placer nos concitoyens dans une telle situation ? Jusqu’où peut-on encore aller avec pour compagne cette violence aveugle ? Jusqu’où encore en continuant à s’opposer et à refuser d’entendre ce que toutes les chambres consulaires kurdes ont à dire ?
Reconnaissons donc qu’en 1959, le gouvernement Menderes était parvenu à leur obtenir des droits significatifs aux Turcs de Chypre, relativement à leur poids démographique. Et puis les municipalités furent placées dans l’impossibilité de fonctionner correctement. Et en définitive, voilà que nous avons fait le jeu de l’organisation nationaliste grecque, la sanguinaire EOKA. Lorsque se produisit un coup d’Etat fasciste, nous sommes, à juste titre et selon les dispositions prévues par l’article 4 du Traité de Garantie (de l’indépendance de Chypre), intervenus militairement.
Mais nous n’avons pas su nous arrêter à temps et nous ne sommes plus jamais repartis. Et nous avons fait de notre armée qui était intervenue légitimement, une armée d’occupation complètement illégitime aux yeux du monde entier. Il fut même des chefs de la diplomatie turque pour déclarer que l’absence de solution était la véritable solution. Mais il ne fut pas un seul autre pays, en plus du nôtre, à reconnaître la République de Chypre du Nord (RTCN) ; pas même le Pakistan. Avant que nous ayons pu reprendre nos esprits, les Chypriotes étaient entrés dans l’UE. Et nous, nous sommes dehors à nous geler.
Que les Grecs de Chypre reconnaissent ce qui suit : le 14 octobre dernier, un ex- ministre des Affaires Etrangères de Chypre, Nikos Rolandis a publié dans les colonnes du Cyprus mail une confession relativement imposante. Il faut que nous apprenions à lui en savoir gré. Il faudrait également qu’on puisse lire des choses semblables de notre côté. M. Rolandis nous énumère en toute franchise la longue liste des occasions manquées par le côté grec dans la recherche de la paix.
Du mépris des Américains et des Européens à l’endroit du Président chypriote actuel, Papadopoulos, jusqu’à l’ouverture d’une ligne de ferries entre la Syrie et la RTCN. Nous n’avons là encore pas su connaître nos limites. Nous nous sommes enfermés dans l’antichambre de la mort. Et nous tenons cela pour une réussite.
Avouons donc : nous nous sommes comportés comme si la République de Turquie avait commis les massacres de masse des Arméniens en 1915 dont sont pourtant responsables les criminels de l’Etat Unioniste (Comité d’Union et de Progrès, Jeunes Turcs) profond qui, pour une partie d’entre eux se lanceront dans l’organisation d’un attentat contre Mustafa Kemal en 1926. Et c’est avec une belle réussite que nous sommes parvenus à cacher cette réalité à nos concitoyens pendant plus de 90 ans. Tout le monde était au courant. Tout le monde remuait. Comme dans l’histoire du mari cocu, il n’y en a qu’un qui n’est pas au courant.
Et dites nous donc en toute franchise : si les crimes de l’ASALA (organisation terroriste arménienne qui s’en prit dans les années 70 à des diplomates turcs) ne nous avaient pas frappés de plein fouet, lequel d’entre nous aurait jamais eu connaissance de la réalité ? Et maintenant encore, nous nous efforçons de couvrir la puanteur que répand cette horreur.
Nous voilà en train d’implorer l’aide des Etats-Unis et d’Israël. Nous tremblons d’entendre le Président américain évoquer, une fois l’an, un “génocide”. A chaque proposition de loi concernant la question arménienne, ne voilà-t-il pas que nous perdons nos moyens ? Que nous accrochons dans nos aéroports des panneaux barrés d’un grand “soit-disant génocide” ? Panneaux que nous contemplons avec satisfaction.
Et si nous en plaçions dans tous les aéroports du monde ? Est-ce bien là vertu ? Au 19e siècle, les Anglais noyait les Chinois sous l’opium. Aujourd’hui, c’est la Turquie qui “opiumise” les Turcs.
Que la diaspora arménienne se réveille : elle a fait connaître sa cause dans le monde entier et elle y a gagné un positionnement significatif. Elle exerce une pression certaine sur la Turquie. Mais les pays tiers ont sérieusement commencé à protester. A l’enquête menée aux Etats-Unis sur la question de savoir s’il fallait offciellement qualifier les massacres d’Arméniens de génocide, le 17 octobre dernier sur 697 730 personnes interrogées, 20 % ont répondu oui et 78 % non (www.msnbc.msn.com:80/id/21253084).
Puis ce sont les journaux Nation (11/10/07) et The Guardian (11/10/07) qui ont ironisé : “ viendra bientôt le temps de critiquer ce que Napoléon a fait en Egypte”.
Et le Président de la Commission européenne, Barrosso de demander à ce qu’on n’instrumentalise pas politiquement les événements qui ont marqué l’histoire arménienne en Anatolie.” (12/10/07)
Le rapporteur du Parlement européen sur la Turquie Omen-Ruijten rappelle quant à lui que la reconnaissance d’un génocide ne fait pas partie des conditions d’adhésion (Milliyet, le 17/10/07).
Pourquoi ? Parce que cette diaspora qui a réussi à marquer des points en passant des crimes de l’ASALA à la bataille législative de la reconnaissance du génocide dans le monde entier est en train d’en perdre tout autant en ne parvenant pas à passer de la période “ la Turquie est mauvaise” à la celle de “il est bien que la Turquie se démocratise”.
Parce que ne parvenant pas à réfréner son désir de vengeance, elle a perdu tout sens de la limite. Et elle ne se maintient qu’en nourrissant les extrêmes qui lui correspondent en Turquie. Rien de plus normal en définitive puisque ses propres extrémistes tirent toutes leurs nourritures de ce déni officiellement entretenu par la Turquie et de ce lait que leur font téter les nationalistes extrémistes turcs. Peut-on ici parler de réussite ?
On peut tout à fait utiliser le même modèle en ce qui concerne la République de Turquie et les islamistes. Fonder le même repoussant parallélisme : jusque dans les années 50, la dynamique de la révolution par le haut a tenu l’Islam dans une tenaille. Mais en quoi la langue de l’appel à la prière peut-elle bien te regarder ? Et continuer de la même façon après les premières élections libres, c’était ne pas savoir s’arrêter.
Dans les écoles officielles, l’Etat laïc qui donnait des cours de prière avait pris la main de l’Islam, tout en commençant de scier la branche sur laquelle il était assis. Il a paniqué. En paniquant, il a durci son pouvoir. En se durcissant, il a encore accru le nombre de suffrages accordés aux islamistes. Et puis certains islamistes en ont profité pour exagérer. Et ainsi de suite.
Que faire ?
Je viens d’expliquer ce qu’il ne fallait pas faire. Sur quatre problèmes essentiels, je vais résumer ce que la Turquie devrait faire sans plus attendre :
la question kurde : tout en préservant les symboles d’Etat (drapeau, hymne national, langue officielle, nom, unitarisme, etc...), il faut passer immédiatement d’un Etat de Sécurité Nationale à un Etat de Droit. Et en cela, ne plus définir le citoyen comme Turc mais comme citoyen de Turquie et ainsi intégrer dans cette définition, l’ensemble de toutes les cultures de Turquie. Tout en liquidant la mentalité symbolisée par l’article 301 du Code Pénal, ouvrir grand la voie à tout débat. Et vider ainsi le pus accumulé.
La question chypriote : déclarer être prêt à un retrait de toutes les troupes stationnées sur l’île comme à une solution conçue sur la base d’une fédération souple en échange d’une garantie officielle de l’UE.
la question arménienne. En fait, voilà bien le plus simple :
1- il faut tout d’abord mettre la diaspora hors jeu en renouant des relations diplomatiques avec l’Arménie
2- Déclarer offciciellement la profonde affliction de la République de Turquie pour toutes les souffrances vécues sous l’Empire ottoman.
3- Faire en sorte que l’Etat turc s’excuse auprès de ses citoyens pour leur avoir caché tous ces événements depuis la fondation de la République.
4- Déclarer être prêt à verser une indemnisation symbolique à tous les Arméniens détenteurs d’un titre de propriété.
la question religieuse : laïciser l’Etat sans plus attendre. Supprimer toutes les ingérences et aides de l’Etat à la sphère religieuse. Laisser l’éducation religieuse aux religions sous le contrôle de l’Etat laïc. Transformer la Direction des Affaires Religieuses en une institution de coordination située à égale distance de toutes les croyances. Laisser l’organisation de toute croyance se faire sur la base de deux principes :
que la communauté n’écrase pas l’individu
que les règles religieuses n’infiltrent pas l’administration d’Etat.
Si la Turquie s’attaque à ces problèmes, elle sèvrera les autres parties de ce dont elles se nourrissent. Et par-dessus le marché, d’une façon ou d’une autre, ces problèmes finiront par s’estomper progressivement. Il suffira que les parties en conflit se retrouvent sans se blesser plus encore.
Résoudre un problème c’est comme jouer au blackjack : on perd à ce jeu à chaque fois qu’on dépasse ou qu’on s’éloigne du 21.