Logo de Turquie Européenne
Accueil > Editoriaux > Turquie : après le régime, il faut sauver l’Etat !

Turquie : après le régime, il faut sauver l’Etat !

mercredi 27 août 2008, par Baskın Oran

Peu de gens en sont conscients : le procès en fermeture intenté contre l’AKP (Parti de la Justice et du Développement, pro-Islamiste) était une affaire de régime politique. Le procès intenté contre le DTP (Parti pour une Société Démocratique, kurde) est une affaire d’Etat.

Si l’AKP avait été fermé, le régime démocratique en Turquie aurait été ébranlé. Mais si le DTP est fermé [La décision de la la cour est attendue pour l’automne, NdT], c’est le pays lui-même qui peut aller à l’éclatement.

Il y avait une forte probabilité de non-fermeture pour l’AKP. Parmi les plus impérieuses des raisons politiques de cette improbabilité venait sans aucun doute la peur d’une sérieuse crise de régime.

Mais si l’on se penche sur les raisons et motivations juridiques de cette décision, il en est une qui n’importe pas peu au sujet que nous sommes en train de traiter : le pouvoir judiciaire en Turquie vient tout juste de nous faire percevoir qu’il commence à se débattre sous le linceul avec lequel le régime fascisant du coup d’Etat militaire de 12 septembre 1980 l’avait recouvert. Trois développements peuvent ici être cités :

- Primo, la cour constitutionnelle a refusé de fermer le parti Hak-Par (29 février 2008). C’était la première fois en Turquie qu’on ne fermait pas un parti kurde. Et les attendus de la décision rendus publics le 1er juillet dernier sont d’une grande importance : si les statuts et les programmes du parti ne constituent pas de « menace ouverte et imminente à la vie démocratique », alors ils relèvent tout simplement du droit à la liberté d’expression.

En sus de la nécessité d’une majorité qualifiée (sept sur onze) pour la fermeture d’un parti et de la possibilité de sanctionner autrement que par une fermeture, c’est aux différents paquets d’harmonisation avec l’UE que la Turquie est fondamentalement redevable de ce critère de « menace ouverte et imminente à la vie démocratique ».

- Secundo, l’Assemblée Générale des chambres pénales de la Cour de Cassation (AGCP) a acquitté Fethullah Gülen (chef spirituel d’une des confréries soufies les plus récentes et les plus puissantes, économiquement, médiatiquement et politiquement parlant en Turquie, il vit en exil aux Etats-Unis depuis le milieu des années 90, NdT) de l’accusation de « former des organisations illégales dans le but de fonder un Etat basé sur des principes religieux » (24 juin 2008). Et c’est ainsi que les motifs donnés à sa décision d’acquittement par la 11e chambre pénale d’Ankara ont été confirmés : après l’ouverture du procès dans le courant de l’année 2003, les éléments de « violence et de contrainte » ont été ajoutés à l’article premier de la loi de lutte contre le terrorisme. Or il était impossible de relever de tels éléments dans le dossier d’instruction (Radikal, 06 mai 2008).
C’est encore à un paquet d’harmonisation avec l’UE que la Turquie doit ce développement judiciaire.

- Tertio, l’AGCP de la Cour de Cassation nous a finalement acquittés, le professeur Kaboglu et moi-même, dans le cadre du procès que nous avait valu notre Rapport sur les Minorités en Turquie (18 juillet 2008). Et les motifs de la décision sont ici d’une importance capitale en cela qu’ils mêlent les deux éléments soulignés ci-dessus : parce que le rapport ne contient aucun appel à la violence, il ne peut être le vecteur d’aucune menace « ouverte et imminente » envers « l’ordre public » et la « sécurité publique ». En outre, l’AGCP a précisé les limites d’une très importante liberté publique : le fait qu’un rapport ainsi rédigé (c’est-à-dire sans aucun appel à la violence) puisse refuser ou dénoncer la vision officielle de base telle qu’exprimée dans la Constitution ne peut relever que de la plus pure liberté d’expression.

Ici encore c’est aux paquets d’harmonisation que la Turquie est redevable de ce besoin d’en référer à ces éléments dans le cadre d’une procédure pénale.

AKP : un peu d’empathie, s.v.p !

En tout dernier lieur, c’est en s’appuyant sur ces standards européens que la Cour constitutionnelle, au terme d’un bel effort de débat et de réflexion, a évité au régime de subir une secousse fatale. L’AKP a été sauvé grâce à l’UE.
Et dans cette situation, c’est à l’AKP et à la Cour constitutionnelle qu’incombe une mission des plus importantes : en s’appuyant à nouveau sur les principes de droit européen, après le régime, c’est maintenant l’Etat qu’il va falloir sauver.
C’est maintenant que la Cour va être obligée de faire preuve du sérieux dont elle a su faire preuve lors du procès contre l’AKP. Et l’AKP doit quant à lui faire en sorte que l’élément de « violence » soit incorporé aux articles 68/4 et 69/6 de la constitution concernant la fermeture des partis politiques.

Pourtant l’AKP ne semble pas tenté par une telle mesure. Le coup d’arrêt donné par ce parti aux réformes européennes en mai 2004 peut être rattaché à la grande peur qu’ils ont ressentie face à la montée de cette paranoïa de Sèvres (la peur de voir le pays découpé et soumis aux puissances étrangères, hérité du traité de Sèvres qui en 1920 officialisait le démembrement de l’Empire ottoman, NdT). Que l’AKP n’ait absolument rien dit du DTP tout au long de son procès peut très bien se comprendre. Mais qu’une fois sauvés ils n’en fassent pas plus et ne pensent qu’à prendre des vacances, cela ne s’explique que d’une seule manière : ils se moquent bien qu’un autre parti puisse être fermé. C’est peut-être même plus grave : l’AKP pourrait très bien offrir le DTP en sacrifice à la fureur de cette mentalité conservatrice tout droit montée des années 30.

Allons encore un peu plus loin : une telle attitude reviendrait à faire de la Turquie elle-même, l’objet de l’offrande sacrificielle. Parce que si l’AKP s’en sort et que le DTP est fermé, voilà ce qui risque de se passer :

1) Les gens vont se dire : « Cela signifie que dans les procès en fermeture de parti, ce n’est pas les principes de droit qu’on considère mais le nombre de suffrages reçus par le parti et le fait qu’il soit ou non au pouvoir. » Et cela créera une atmosphère vraiment pestilentielle à la fois pour la magistrature mais aussi pour l’Etat.

2) Mais le pire est encore ailleurs. Dans ce que risquent de penser nombre de Kurdes : « Ce qu’il faut retenir c’est que ce pays ne nous permettra pas de nous battre pour nos droits selon des voies légales. On ne nous permet pas de figurer comme parti à l’assemblée nationale. Si jamais on entre au parlement, on nous ferme le parti. Et ce n’est pas la première fois. Ils ne nous laissent plus qu’une seule voie pour la défense de nos droits : quitter ce pays. »
Ne nous étonnons pas : sur la seule période 1971-2003, ce sont 11 partis qui ont été fermés dans le cadre de la question kurde. C’est-à-dire que pour préserver « l’indivisible unité de la nation et de l’Etat », tous les trois ans nous avons tué – fermé - un parti kurde. Sans parler de l’un d’eux, le DEHAP, qui pour ne pas être interdit a choisi de se tuer (s’est auto-dissous).

Sans démocratie, les frontières de l’Etat peuvent changer

Soyons francs : en théorie, ce à quoi on ne permet pas de faire partie du système se retourne contre ce même système. Et ça, se retourner contre le système, vous pouvez le traduire comme « prendre le maquis ». Voyez un peu comment nous met en garde l’une des voix kurdes les plus avisées, le bâtonnier du barreau de Diyarbakir, Sezgin Tanrikulu : « Autrefois on connaissait un exode des régions kurdes vers l’ouest de la Turquie. Aujourd’hui, on passe de Sirnak à Diyarbakir et à Batman. Les Kurdes se rendent dans les régions où la population kurde est dense et nombreuse. Ils ne se sentent pas en sécurité dans les autres régions de Turquie. Désormais chacun se replie peu à peu sur son propre ghetto. Voilà ce qu’on doit appeler la partition ! » (entretien avec Nese Düzel, Taraf, 21 juillet 2008)

Bien mais alors n’y a-t-il pas de partisan de la violence au sein du DTP ? Et le parti ne peut-il pas être fermé pour cette raison ?
La dernière phrase de Tanrikulu touche au cœur de la question et correspond à ce que je disais un peu plus haut : « Une organisation armée recourt à la violence au nom des Kurdes. Et nous, nous devons lui dire de ne pas utiliser les armes en notre nom. Mais pour que nous puissions lui dire cela, il faut que nous puissions susciter la conviction selon laquelle la question kurde peut être résolue par la démocratie. » (Même interview, 22 juillet)

Pour finir : n’est-il pas d’autre solution ? Avec le temps, les Kurdes ne vont-ils pas finir par s’adapter à nous ?
Si dans ce pays il est encore un esprit susceptible de nourrir un tel espoir, qu’on lui remette une médaille. Parce que la conscience de l’identité kurde s’est constituée solidement en Turquie au tout début des années 60 (si ce n’est plus tôt encore). Or le seul environnement pouvant permettre un processus solide d’assimilation dans un pays est le « marché économique national », élément dont la Turquie ne s’est dotée qu’après les années 80. Si ce marché avait pu être constitué avant la formation de cette conscience identitaire alors oui, l’assimilation aurait pu être possible. Mais comme elle est survenue quelque vingt années auparavant, la possibilité d’une assimilation est aussi ronde qu’un immense zéro. D’autant plus qu’aujourd’hui, comme on dit en Turquie, « le sang est entre nous deux ». Désormais les efforts assimilateurs ne peuvent servir à autre chose qu’à renforcer cette conscience identitaire et donc à diviser un peu plus la Turquie.

Que nos conservateurs façon années 1930 poursuivent leurs efforts de fermeture des partis kurdes. Le PKK connaîtra des jours fastes. Et n’est-ce d’ailleurs pas leur objectif ? Sans PKK, quelle serait encore leur fonction, leur raison d’être ?

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Sources

- Traduction pour TE : Marillac

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0