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Turquie, 2007- 2008 : le passage

mercredi 2 janvier 2008, par Marillac

L’année dernière à peu près à la même époque, Baskin Oran nous faisait parvenir un texte à traduire : « De la Chrysalide au papillon : un processus douloureux. » Il allait s’avérer particulièrement prophétique sans que nous autres, enfermés dans la tour d’ivoire de notre éloignement franco-français ne soyons en mesure d’en être conscients.

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« La chenille turque deviendra papillon. Mais nous allons en supporter le prix ; et particulièrement tout au long de 2007. Il faut vous y préparer. »
Il nous aura fallu moins d’un mois pour prendre la mesure de cet avertissement. 15 petits jours nous séparaient encore de l’assassinat de Hrant Dink, le 19 janvier 2007.
L’année 2007 serait difficile, c’était dès lors indubitable.

Mais quoi qu’il ait pu se produire par la suite, rien ne serait ensuite de la dimension de ce choc. Tout le reste ne serait que lointain écho à ce drame. Drame pour sa famille, ses proches, ses amis. Mais drame aussi pour toute une part de la population turque qui éprouva ce jour-là une véritable honte : plus de 100 000 personnes dans les rues d’Istanbul pour les funérailles de Hrant Dink.

Puis il y eut l’horreur de tous ceux qui se sont réjouis d’abord sous cape puis presque ouvertement de cet acte. Puis la honte encore. Nécessairement.
Mais pour que la honte ne soit pas complètement vaine, encore aurait-il fallu que justice puisse être pleinement rendue…

Et il nous sera bien difficile de décerner quelque lauriers que ce soient à cette magistrature turque qui a tout fait pour condamner Hrant Dink sans honte aucune de sa fonction sabordée. Mais quand il est question de la patrie, vous connaissez la suite…

Le reste de l’année fut une alternance répétée d’immenses peurs et de soulagements relatifs.
Aydin Engin, un journaliste ami de Hrant Dink, nous annonçait d’ailleurs la couleur dans une irrésistible « petite suite turque » où il évoquait pêle-mêle question kurde, Irak, élection présidentielle, laïcité…
Et l’on ne fut pas déçu. Ca non.

Une invalidation de l’élection présidentielle par une cour constitutionnelle en grande forme.

Un petit coup d’Etat pour ne rien gâcher. Orchestré par des généraux inspirés on ne sait par quelle muse de la biffe ou de la soupe aux tripoux !!! Mais assurément poussés à l’ébriété par les manifestations monstres du printemps.

Manifestations lancées sur les slogans habituels de la classe au pouvoir - laïcité, anti-impérialisme et défense de la souveraineté – mais qui donnèrent lieu à une véritable efflorescence sociale et politique débordant toutes ces thématiques trop classiques. Les jeunes du CHP - le parti d’opposition conservateur et nationaliste- laissèrent entendre bien des divergences par rapport à la voix du maître.

Puis ce fut au tour des Jeunes Civils de retourner tous les symboles et toutes les idées reçues avec un humour irrésistible. De lancer dans la campagne présidentielle la candidature de Aliye Öztürk dans un grand éclat de rire. D’organiser leur propre manifestation en se rendant devant le modèle réduit du mausolée du père fondateur de la Turquie moderne.
Ils entraînèrent dans leur sillage tout un faisceau d’organisations étudiantes. Ils sont aujourd’hui partout sur Internet, dans la presse, dans les médias et n’en finissent pas de promener leur basket provocatrice au nez et à la barbe (oui à la barbe aussi) des porteurs de rangers… « Les jeunes civils sont inquiets ». Et ils le disent sans réserve aucune.

Election présidentielle empêchée, les législatives furent annoncées pour le 22 juillet.
Cela permit au moins d’esquiver l’autre menace qui se levait en Occident. Nicolas Sarkozy, le candidat anti-Turquie, venait d’être élu. Quand on vous disait que l’année allait être difficile !
Celui-ci eut l’intelligence diplomatique de laisser la Turquie gérer sa crise du printemps.

On n’arrête pas l’agitation. Et si un conflit éclatait avec les Kurdes du PKK, cela ne serait-il pas un moyen d’empêcher ses élections… ?
La pression monta. Visiblement, certains étaient prêts à tout. La marmite pouvant exploser à tout moment.

Mais là encore, il n’en sera rien.

« Première leçon ». Les militaires en poste ont beau ne pas voir d’un bon œil l’avalanche de réformes (et certainement en partie et inconsciemment une sorte de « revanche islamiste ») que le gouvernement « islamiste modéré » prépare et annonce, ils sont tous issus des rangs et de postes de responsabilité dans l’OTAN. Ils ont tous des contacts aux USA et en Europe et sont tous dotés d’un sens précis des relations et des équilibres diplomatiques et politiques actuels. La Turquie est un pays trop important, trop puissant et désormais trop ouvert sur le monde pour être dirigé – civilement et militairement – par des généraux d’opérette que la fantaisie inciterait au n’importe quoi. Et ce, même si d’horribles sirènes hirsutes savent venir siffler sous les casquettes de certains officiers supérieurs…

Mais ces élections ce sont aussi les candidatures de la gauche indépendante dont celles de Baskin Oran. Et un grand coup de vent politique dans la campagne.
C’est aussi l’ouverture très centriste et société civile opérée par l’AKP dans le sillage du tacticien Sarkozy.
Puis la victoire écrasante de ce même parti avec 47% des voix. Un tel score signifie plusieurs choses :
- le rejet classique de toute intervention politique des militaires
- la présence dans l’électorat AKP de nombre de ceux qui défilaient au printemps pour défendre la laïcité et le modèle républicain. Et donc la preuve que la société turque ne se radicalise pas ni ne cristallise pas selon des failles binaires et mythiques (laïques- islamistes par exemple) mais se réorganise selon des choix bien plus complexes et nuancés qui la rapprochent sans cesse plus d’une société moderne voyant se renforcer une classe moyenne en demande de sécurité, de stabilité, de droits et de liberté.
- l’avertissement lancé à l’AKP de ne pas jouer une « revanche » (celle des islamistes contre les kémalistes en gros) qui n’aurait pas de sens dans la société turque actuelle pour les raisons précédemment évoquées.

Voilà sans doute la seconde « leçon » à retenir de cette année : l’émergence comme masse inertielle sur la scène sociale et politique d’une classe moyenne venant à chaque fois stabiliser l’ensemble du système politique interne autour d’un groupe encore informe mais qui pourrait très vite devenir un centre.
Ajoutez à cela l’ouverture économique et diplomatique qui met la Turquie de plain-pied dans la globalisation et vous obtenez un pays qui malgré les heurts répétés apprend peu à peu à gérer et concevoir autrement ses conflits et sa puissance.

2008, année stratégique

Et 2008 ? Si la scène interne connaît bien moins d’échéances, c’est la scène externe qui ne manque pas d’inquiéter. A commencer par la sempiternelle question kurde qui ne présente sans doute pas les risques de catastrophe stratégique selon Alexandre Adler mais le sérieux pouvoir d’entraver toute libéralisation sérieuse sur le plan interne.

Et puis à une autre échelle, la question pakistanaise qui couplée aux questions iranienne (et russe) font de cette région le foyer d’une stratégie européenne encore balbutiante, pour donner dans l’euphémisme. Et si l’UE souhaite saisir sa chance, elle ne le fera pas sans la Turquie qui fera alors la démonstration paradoxale de ce qu’elle n’est centrale au Moyen-Orient qu’en tant qu’acteur européen.

Trop grand jeu pour l’UE ? Au Président Sarkozy de se montrer à la hauteur d’un défi qui pourrait bien être celui de son quinquennat stratégique. Il sera président en exercice de l’UE dès le mois de juillet prochain. « L’Asie mineure » risque de nous paraître bien lointaine. Et bien proche tout à la fois…

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