Les trois candidats à l’investiture du Parti socialiste incarnent assurément trois versions du socialisme. Mais ils représentent aussi trois approches de la construction européenne. C’est sur la Turquie que s’exprime le plus nettement leur différence. La Turquie doit-elle entrer dans l’Union ? Oui, affirme Dominique Strauss-Kahn, qui pense que l’Europe s’en trouvera renforcée. Non, répond Laurent Fabius, qui redoute au contraire qu’elle n’en soit affaiblie. Peut-être, déclare Ségolène Royal, qui demande qu’on attende la fin des négociations pour juger si les conditions de l’adhésion sont réunies.
Chacune de ces réponses traduit une vision de l’Europe. Dominique Strauss-Kahn évoque la perspective d’un vaste ensemble organisé autour de la Méditerranée et capable de tenir tête, grâce à ses dimensions nouvelles, aux autres puissances de la planète comme les Etats-Unis, la Chine ou l’Inde. Laurent Fabius plaide, à l’inverse, pour une Europe recentrée sur le noyau dur de la zone euro et liée aux pays extérieurs, comme la Turquie, par un partenariat privilégié. Ségolène Royal accepte d’élargir à la Turquie le périmètre de l’Europe, si les Français le veulent bien, mais ne propose pas d’aller au-delà.
Ces divergences reflètent assez bien la diversité des choix qui s’offrent à l’Union européenne, au moment où elle s’interroge sur ses frontières et sur son rôle dans le monde. Le point de vue de Dominique Strauss-Kahn s’apparente à celui de nombreux dirigeants européens qui considèrent, comme Michel Rocard, que le rêve d’une Europe fédérale est devenu impossible depuis que l’Union s’est étendue à l’ensemble du continent. Les Européens, disent-ils, ont créé un vaste espace de paix régi par le droit, ce qui est déjà considérable, mais celui-ci ne saurait s’identifier à une véritable communauté politique.
Il n’y a donc pas de raison d’en exclure la Turquie ni d’autres pays proches comme ceux du Maghreb. Certes Dominique Strauss-Kahn, à la différence de Michel Rocard, ne renonce pas au projet d’une Europe politique, comme il l’explique dans un rapport remis en 2004 à Romano Prodi, alors président de la Commission, mais il est clair que le lien communautaire sera plus faible dans une Union allant, selon son expression, « des glaces du Nord aux sables du Sud ».
C’est la dissolution de ce lien que craignent précisément ceux qui, comme Laurent Fabius, veulent relancer l’Europe en renforçant la coopération entre les seuls Etats de la zone euro. Ce premier cercle rassemblerait donc « les pays les plus euro-volontaires, unis autour d’un projet commun et partageant une conception commune de leur action dans la mondialisation ». Deux autres cercles réuniraient respectivement les autres Etats membres et les Etats de la périphérie. Cette conception est défendue par les Européens les plus fédéralistes, comme le premier ministre belge, Guy Verhofstadt, qui propose de créer des « Etats-Unis d’Europe » au sein d’une plus large « organisation des Etats européens ».
Quant à Ségolène Royal, elle reprend le projet socialiste, qui suggère de limiter, dans un premier temps, l’élargissement à « l’examen des candidatures actuelles dans le respect des critères exigés » et qui envisage un « partenariat stratégique » avec les Etats extérieurs. C’est aussi l’orientation de la Commission, qui laisse ouverte la question des frontières futures.
Les positions des trois candidats ne sont pas aussi éloignées qu’elles le paraissent. Elles se distinguent surtout par leur rapport au temps. M. Strauss-Kahn se place dans le long terme, M. Fabius dans le moyen terme, Mme Royal dans le court terme. A eux trois, les prétendants socialistes offrent un bon tableau de l’Europe de demain aux diverses étapes de sa reconstruction.