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Qui veut torpiller la Turquie ?

lundi 20 novembre 2006, par Alexandre Adler

Source : Le Figaro, le 18-11-2006

L’opinion publique européenne, française en particulier, l’ignore parfaitement, mais nous assistons en direct à la mise en œuvre d’une véritable conspiration dont l’aboutissement devrait être le torpillage pur et simple de la candidature turque à l’Union européenne.

Il y a toujours eu de nombreux adversaires de cette candidature, quelles que soient les précautions que ses partisans ont pu prendre pour la faire accepter (longs délais des négociations, éventualité de’un référendum si la négociation devait aboutir), mais cela ne suffit pas aux adversaires européens de la Turquie, qui considèrent, peut-être à juste titre, que la négociation, une fois engagée, ne peut aboutir, à terme, qu’à un accord. Ils ont donc décidé d’agir beaucoup plus vite et de multiplier les obstacles juridiques et culturels à l’adhésion turque de manière à provoquer, d’abord en Turquie, une réaction de rejet de l’Europe qui leur évitera d’avoir à assumer un non franc et argumenté.

Mais qui sont ces adversaires ?

- Les Arméniens ? À n’en pas douter, la diaspora arménienne, qui vit toujours dans la souffrance des souvenirs de 1915, est facilement mobilisable pour peu que l’on vienne réveiller ses cauchemars comme l’ont fait les députés socialistes français, secondés, il est vrai, par un bon nombre de leurs collègues conservateurs, en votant l’absurde loi sur le génocide. Mais, il faut le souligner, il y a des intellectuels arméniens d’Istanbul, de citoyenneté turque, qui luttent pour la reconnaissance de l’histoire par l’État turc et qui ne souhaitaient en rien ce vote qui bloque les esprits et démolit les chances de dialogue que la Turquie avait permis en acceptant une série de tables rondes d’historiens. Il faut aussi savoir que le président Kotcharian, qui n’est pas un nationaliste tiède, avait pourtant évoqué devant des émissaires turcs la possibilité pour l’Arménie de s’insérer dans l’Union européenne, au côté de la Géorgie et peut-être de l’Azerbaïdjan, à la faveur d’une adhésion turque.

- Les Grecs ? Mais l’avènement d’une nouvelle génération politique à Athènes a bien changé la donne.

Aujourd’hui, les élites politiques et patronales grecques, beaucoup plus sûres de leur avenir et bien mieux intégrées au processus de décision européen, notamment à Francfort avec leur grand banquier central Papademos, considèrent l’adhésion de la Turquie comme un processus inévitable dont la Grèce pourrait tirer avantage dans tous les domaines. Restent les Chypriotes grecs qui, gouvernés par une coalition de la gauche et des nationalistes intransigeants, ont, eux, refusé par référendum le plan de réunification de l’île élaboré par Kofi Annan, au moment même où les Chypriotes turcs l’approuvaient massivement par conviction véritablement européenne. Que croyez-vous qu’il arrivât ? Ce n’est pas le gouvernement Papadopoulos, à Nicosie, que l’on sanctionne de son intransigeance, mais les Turcs auxquels on demande à présent une génuflexion sans contrepartie, dans le seul but évident de leur tendre un piège. Mais les vrais lobbies, on l’aura compris, ne sont ni arméniens ni grecs.

Le rôle des chrétiens intégristes

Les véritables adversaires de l’adhésion turque, il faut les rechercher en Europe même parmi les chrétiens intégristes à tendance raciste et, à l’autre bout de la chaîne, chez les amis d’une alliance étroite de l’Europe et du monde arabe. Les uns, en Allemagne et en Autriche particulièrement, refusent l’entrée d’un pays musulman dans l’Europe, comme ils refusaient naguère le droit de citoyenneté pour les immigrés turcs de la seconde génération. Les autres, en harmonie avec les courants nationalistes et islamistes du monde arabe, qu’ils courtisent, ne veulent pas non plus d’un pays musulman qui pratique aujourd’hui une démocratie exemplaire dont les succès sont profondément déstabilisants pour les dictatures voisines. Si l’on ajoute que cette grande démocratie musulmane, tolérante et dynamique, est aussi l’alliée stratégique d’Israël dans la région, sans pour autant s’aligner en toutes circonstances sur l’État hébreu, on a l’exposé complet des raisons pour lesquelles on constate aujourd’hui un tel acharnement contre la Turquie.

Là-dessus, le Prix Nobel de littérature, - qui est venu récompenser l’œuvre d’Orhan Pamuk, qui incarne la modernité turque -, est tombé comme une paire de claques sonores adressées à tous ces philistins qui ont, de surcroît, la bêtise d’imaginer que personne ne voit et ne comprend leurs machinations. Au stade où nous en sommes, rien ne dit qu’ils ne touchent pas au but, malgré les efforts de la diplomatie finlandaise, des gouvernements anglais et scandinaves, espagnol et italien, pour éviter la rupture programmée.

Mais dans l’opinion publique turque, le mal est fait. La gauche laïque commence à se détacher de la perspective européenne, les islamistes non réconciliés avec le cours modéré de leur parti veulent avancer leur projet alternatif de califat socio-économique, modernisé sous la forme d’une conférence islamique. Ce jour-là, les démocrates turcs, mais aussi l’opinion européenne, devront demander des comptes à ces mauvais bergers qui veulent, aujourd’hui, saborder un grand projet de civilisation. Ajoutons ce dernier codicille : comment la France a-t-elle pu trouver le moindre avantage à cette fuite en avant qui n’est pas seulement en train de lui faire perdre les marchés turcs, mais aussi l’estime de ce grand peuple qui, jusqu’alors, s’était toujours tourné vers Paris à chaque grand moment de son histoire.

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