Semih Vaner, disparu le 12 février 2008 avait été l’initiateur, le concepteur et « l’infatigable maître d’œuvre » de cet ouvrage paru le mois dernier : sécularisation de démocratisation dans les sociétés musulmanes.
Vaste entreprise collective qui conjugue comme savait si bien le faire Semih Vaner, rigueur scientifique, vulgarisation et déconstruction des préjugés les plus néfastes.
« Thématique pertinente mais singulièrement à contre-courant du Zeitgeist, dans l’après-11 septembre », nous préviennent d’emblée Ali Kazancigil et Daniel Heradstveit, les deux compagnons de Semih Vaner dans la direction de cet ouvrage.
De l’Inde à l’Afrique en passant par la Turquie et l’Iran, ce livre recueille une douzaine d’articles dont l’angle spécifique reste de placer les relations entre le sacré et le profane, le religieux et le politique, l’ancien et le moderne sous une lumière crue et pertinente parce que précisément inhabituelle.
Inhabituelle tout d’abord parce qu’on y échappe au fixisme ou à l’essentialisme culturaliste qui, dans un élan hungtingtonien, tendent à dresser de chaque civilisation un portrait idéalisé et immuable, gravé dans le marbre d’identités ramenées aux marqueurs identitaires les plus évidents : les croyances religieuses.
Comment de là parler de sécularisation en terres musulmanes étant entendu que pour certaines théories parfois en vogue la sécularisation ou une certaine séparation des sphères spirituelles et matérielles ne tiennent leurs « gènes » que dans les évangiles ? Le simple fait de poser la question et d’en faire la problématique d’un ouvrage tout entier peut ainsi correspondre en soi à un crime de lèse-majesté (néo) conservatrice.
Comment de là, parler d’autonomie de la conscience si elle ne peut être inscrite dans les gènes d’une civilisation ? Ou de la société, voire de société civile dans les pays musulmans ?
Le débat portant sur l’adhésion de la Turquie à l’UE nous a longuement prouvé que ces questions étaient encore bien difficiles à poser, notamment dans le Zeitgeist de l’après-11 septembre qui n’a pas peu contribué à fossiliser, s’il en était encore besoin, les représentations archaïques et binaires sur un monde musulman qui, par contraste exagéré, suscitent une sécurité identitaire dans les sociétés dites occidentales et modernes.
L’islamisme d’un Sayid Qutb par exemple, cet idéologue de la confrérie des Frères Musulmans qui cherche à dépasser par l’Islam le modèle occidental en prônant, en s’inspirant et en concevant l’acte politique fondateur par excellence dans la modernité occidentale, à savoir la révolution, est-il un retour à la splendeur abbasside ou bien une forme de modernisation, même complexe et contradictoire de la société égyptienne et musulmane ? L’archaïsme peut sans doute porter sur les attributs du phénomène. Pas forcément sur le processus en soi.
Encore faut-il se donner le temps et la patience d’observer et de décrire ces processus de mutation, longs, complexes et non univoques qui marquent les sociétés musulmanes comme toutes les autres.
Inhabituelle ensuite de par le cadre. Car il convient encore d’interroger la pertinence et la portée d’une notion comme celle de « société musulmane » au singulier : si la diversité existe dans le temps, elle s’impose nécessairement dans l’espace et loin des généralités trompeuses sur les racines coraniques de tel ou tel comportement politique, cet ouvrage a l’avantage non négligeable de présenter un panel assez large de sociétés musulmanes, ce qui ne manque pas de copieusement relativiser la portée heuristique de la notion de « civilisation musulmane ».
A un moment où des pays comme la Turquie et l’Iran font de plus en plus parler d’eux de par les crises qui les traversent, crises qu’on ne peut réduire à de simples crises d’identité irrémédiables entre deux paradigmes, l’un moderne, l’autre oriental, à un moment où les inflexions diplomatiques de la première puissance mondiale semblent indiquer un surcroît de sensibilité aux problématiques internes et multiples du monde musulman, ce livre est une tentative salutaire de donner un cadre ambitieux et global à la compréhension de phénomènes dont nous percevons çà et là les prodromes sans toujours disposer d’une problématique d’ensemble.
Mais si comme semblent le faire les sociétés musulmanes à des rythmes différents, nous faisons le pari de la sécularisation et de la démocratisation, se posent alors les questions de leur rythme, de leur cours et de leurs moteurs. Sur quoi et quand déboucheront ces processus dans un monde globalisé ?
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Sécularisation et démocratisation dans les sociétés musulmanes, Semih Vaner, Daniel Heradstveit, Ali Kazancigil (direction), éditions PIE Peter Lang, collection Dieux, Hommes et Religions.