12e arrondissement. Rencontre « Entre les vignes », histoire de musarder au gré des treilles et autres palissages idéologiques qui font le sel des discours sur la Turquie en France et en Europe. Notre interlocuteur ? Ali Kazancigil. Alliant la simplicité, la rigueur et le prestige de celui qui fut l’un des proches collaborateurs de Federico Mayor, Directeur de l’UNESCO (1987-1999), il se prête élégamment au petit jeu d’une interview en évoquant son dernier livre, la Turquie, l’Europe, les pesanteurs du débat politique français…
Ali Kazancigil, votre biographie en quelques lignes :
Docteur en science politique, Ali Kazancigil a enseigné à l’Université technique du Moyen-Orient (ÖDTÜ) et fut le correspondant particulier du journal Le Monde à Ankara (1967 à 1972). Il a ensuite collaboré aux programmes de sciences sociales et humaines de l’UNESCO (1972-2002), en tant que Rédacteur en chef de la Revue internationale des sciences sociales. Directeur de la Division des sciences sociales et Sous-directeur général pour les sciences sociales et humaines, il y a notamment créé le programme international de recherches « Gestion des transformations sociales » (MOST). Auteur de nombreux ouvrages, son dernier livre, La Turquie, idées reçues est sorti en mars dernier aux éditions du Cavalier Bleu
Suite de l’interview commencée ici
Par exemple…
Je cite de nombreux exemples dans mon livre : de Giscard d’Estaing qui déclare que les Turcs n’ont pas eu accès aux Lumières et à la rationalité scientifique, que la langue turque n’est pas d’origine indo-européenne, à Jean-Louis Bourlanges selon lequel il faut avoir été européen depuis 1500 ans pour pouvoir prétendre l’être aujourd’hui, en passant par François Bayrou qui clame ouvertement que les Turcs ne sont pas d’essence européenne …
Que des hommes de cette carrure, que des chrétiens-démocrates puissent proférer de telles choses est complètement ahurissant. C’est la trahison d’une exigence humaniste par une vision essentialiste de l’Europe et des peuples.
Une vision essentialiste ?
Oui, c’est-à-dire une vision selon laquelle les peuples ressortent d’une identité fixe et éternelle aux règles et principes de laquelle ils ne peuvent déroger. Or dans ce cas de figure, il est évident que les rapports et les échanges entre les peuples sont des plus limités. Ils sont aussi tournés vers l’incompréhension et le conflit.
Dont le choc des civilisations contre lequel on veut nous prémunir…
La question turque a révélé des failles profondes dans le projet européen. L’Europe y perd ses repères
Si l’adhésion de la Turquie à l’UE est un enjeu turc c’est aussi et avant tout un enjeu européen. On nous parle de choc des civilisations. Ce qui est un slogan idéologique. Les peuples ne sont pas homogènes ; il y a partout des démocrates universalistes et des essentialistes qui s’enferment dans leur identité et le rejet de l’autre, en France comme en Turquie, et ailleurs. Le vrai conflit a lieu entre ces deux camps et non entre des civilisations monolithiques qui n’existent pas. Elles relèvent du fantasme. Les conflits culturels divisent les sociétés nationales autant qu’ils les opposent les unes aux autres.
Il est vrai qu’il y a de nos jours, une perception forte que l’ Occident et le monde musulman sont en conflit. Cela est discutable, car les musulmans dans leur majorité ne sont pas des Ben Laden et tous les occidentaux, des néo-conservateurs américains. Mais cette perception existe, il faut la prendre au sérieux.
A cet égard, la Turquie est un pays intermédiaire – géographiquement, politiquement, culturellement- qui fait des pieds et des mains pour se moderniser et concilier laïcisme, démocratie et islam, être un trait d’union entre Occident et Orient. De ce point de vue, la Turquie est un pays emblématique pour le monde d’aujourd’hui.
Pourquoi ?
Parce que de très nombreuses paires d’yeux sont braquées sur elle et sur les efforts qu’elle accomplit en ce moment. Un refus brutal de l’UE aujourd’hui donnerait de l’Europe une image catastrophique.
On nous oppose souvent la thèse selon laquelle la Turquie, ancienne puissance coloniale dans le monde arabe ne serait jamais en mesure de servir d’exemple étant donné le ressentiment accumulé pendant des siècles à son égard. Certes, mais si tous ces pays, depuis le Sénégal jusqu’ au Mashrek, en passant par le Maghreb suivent de près le processus d’adhésion de la Turquie et scrutent le traitement que l’UE lui réserve, ce n’ est pas pour les beaux yeux des Turcs, mais en pensant à leur propre avenir.
Dans le monde qui émerge aujourd’hui et dans lequel les États-Unis sont omniprésents, dans lequel la Chine commence à peser d’un poids non négligeable, les gens sont en attente d’une voix et d’une voie alternative qui puisse aller par-delà les conflits et les modèles proposés par le États adeptes de la « realpolitik ». Or cette voie peut être celle de l’UE, l’UE peut être le modèle d’un « soft power ». C’est là que l’on mesure tout l’enjeu de la question turque dans l’UE, qui dépasse largement le cadre turc et constitue un paramètre important quant au rôle que l’ UE devrait jouer dans le monde.
Que dites-vous donc à ceux qui vous opposent qu’accepter la Turquie dans l’UE, cela revient à ouvrir la porte au monde entier ?
Cet argument ne résiste pas à l’examen. Il existe en Turquie une tradition de l’organisation d’un l’Etat fort et structuré et une démocratie qui n’est pas parfaite mais qui existe depuis 6O ans, qui la différencie des autres pays du Proche- Orient.
La Turquie est en interaction avec des traditions européennes depuis des siècles. Si les Turcs ottomans sont dépositaires de traditions iraniennes et arabes, ils ont été surtout influencés par les institutions de l’Empire byzantin, autrement dit l’Empire romain d’orient. La principauté ottomane a été créée et s’est développée à proximité, en opposition et en alliance avec Constantinople.
Par exemple, prenez le système du timar, système d’allocation de terres aux combattants par le sultan, il est hérité directement de la pronoïa de l’Empire byzantin. Autre exemple, le système de devsirme, (enlèvement de jeunes chrétiens qui seront ensuite intégrés dans les rangs des troupes d’élite de l’Empire) : nous apprenons grâce aux écrits du baron de Busbecq, ambassadeur autrichien à istanbul au XVIe, que l’ Empire romain avait un système semblable .. Quant à la capitation prélevée sur les non-musulmans, elle rappelle le kephaléïon … taxe byzantine prélevée sur les … non-chrétiens !
Par ailleurs aucun des pays du Proche Orient n’est en état de postuler à une adhésion dans un avenir prévisible. A part Israël, aucun n’est aussi imbriqué avec l’ UE que la Turquie. Et puis, ceux qui disent à la Turquie, si on vous accepte, comment refuser vos voisins, que n’ont- ils dit aux Polonais, si on vous prend, comment dire non à l’Ukraine ? Tous ces arguments sont avancés pour masquer le véritable motif d’opposition, qui lui est politiquement incorrect : on ne veut pas d’un grand pays musulman dans l’ UE.
Les Ottomans reprennent donc la tradition impériale des byzantins ?
Oui. Autre exemple à cet égard ; les rapports entre le politique et le religieux s’inspirent dans l’ Empire ottoman complètement du césaro-papisme byzantin.
Comment interprétez–vous la situation politique actuelle en Turquie ?
L’AKP a été élu par 47% des voix, c’est un fait indéniable qui ne peut être remis en cause, alors que le parti prônant l’application de la charia ne récoltait que 2,34% des voix. L’AKP est un grand parti de droite très diversifié qui comprend en son sein des éléments conservateurs sur le plan religieux comme sur celui des mœurs, mais aussi des éléments nationalistes et des cercles libéraux. Or, on veut interdire ce parti, par ce que les médias turcs ont qualifié de « coup juridique », au motif qu’il contrevient aux principes de la laïcité. On peut parfaitement penser que l’ AKP veut imposer un ordre moral et que cela est contraire à l’esprit de la laïcité. Pour ma part, je suis aussi contre un quelconque ordre moral teinté de religion. Mais cela ne saurait justifier une interruption du processus démocratique par décision de justice. Dans une démocratie, on change de gouvernement à travers des élections.
Autre aspect préoccupant de la situation : l’AKP a perdu son enthousiasme réformiste. Les négociations avec l’UE sont passées au second plan.
Pensez-vous que l’opinion publique européenne soit un jour favorable à l’intégration de la Turquie ?
Vous savez, si l’on regarde le taux d’opinion favorable chez les nouveaux Etats membres, il est proche de 70%. Ce même taux dans les pays à l’ouest du continent, il tombe à 41%. On doit être assez proche de fifty–fifty : 50% pour et 50% contre l’adhésion turque. Et puis, les opinions publiques sont changeantes et les citoyens européens sont pas écervelés. Je dirais même qu’ils sont plutôt plus sage et clairvoyants que certains de leurs dirigeants. .
FIN
Bibliographie d’Ali Kazancigil :
Il a publié des articles et ouvrages dans les domaines de politique comparée et des relations internationales :
• Atatürk : fondateur de la Turquie moderne (1984, avec E.Özbudun) ;
• L’Etat au pluriel : perspectives de sociologie historique (1985) ;
• Comparing Nation : Concepts, Strategies, Substance (1994, avec M. Dogan) ;
• Institutions and Democratic Statecraft (1997, avec M.Heper et B.A.Rockman) ;
• Les sciences sociales dans le monde (2001, avec M. Aymard et D. Makinson) ;
• La Turquie au tournant du siècle (2004) ;
• La gouvernance : un concept et ses applications (2005, avec G. Hermet et J.F. Prud’homme) :
• New Modes of Global Governance ( 2007, avec P. de Senarclens)
La Turquie, idées reçues, éditions du Cavalier Bleu, 2008