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Rencontre avec Ali Kazancigil (1)

mardi 29 avril 2008, par Marie-Antide, Marillac

12e arrondissement. Rencontre « Entre les vignes », histoire de musarder au gré des treilles et autres palissages idéologiques qui font le sel des discours sur la Turquie en France et en Europe. Notre interlocuteur ? Ali Kazancigil. Alliant la simplicité, la rigueur et le prestige de celui qui fut l’un des proches collaborateurs de Federico Mayor, Directeur de l’UNESCO (1987-1999), il se prête élégamment au petit jeu d’une interview en évoquant son dernier livre, la Turquie, l’Europe, les pesanteurs du débat politique français…

- Ali Kazancigil, votre biographie en quelques lignes :
Docteur en science politique, Ali Kazancigil a enseigné à l’Université technique du Moyen-Orient (ÖDTÜ) et fut le correspondant particulier du journal Le Monde à Ankara (1967 à 1972). Il a ensuite collaboré aux programmes de sciences sociales et humaines de l’UNESCO (1972-2002), en tant que Rédacteur en chef de la Revue internationale des sciences sociales, Directeur de la Division des sciences sociales et Sous-directeur général pour les sciences sociales et humaines, il y a notamment créé le programme international de recherches « Gestion des transformations sociales » (MOST). Auteur de nombreux ouvrages, son dernier livre, La Turquie, idées reçues est sorti en mars dernier aux éditions du Cavalier Bleu


- TE : Ali Kazancigil, comment avez-vous pensé votre livre ?

J’ai opéré un choix parmi l’ensemble des idées reçues et préjugés concernant la Turquie. J’en ai retenu 15, en en laissant bon nombre de côté. Je n’ai pas par exemple retenu l’image célèbre de la Tête de turc. C’était au XIXe siècle une attraction courante dans les foires sur laquelle les hommes venaient mesurer leur force en frappant sur une sorte de punching ball à l’effigie d’un Turc enrubanné et relié à un dynamomètre qui mesurait la puissance de votre coup de poing …

- A l’anecdote, vous avez préféré une approche historique…

En effet, il est intéressant de replacer l’ensemble de ces idées reçues sur les Turcs et la Turquie dans une perspective d’ensemble historique.
Il y a eu des stéréotypes sur les Turcs ottomans, depuis qu’ils ont mis le pied en Europe, au milieu du XIVe siècle. Mais, c’est à la fin du XIXe siècle que l’on assiste à un déferlement d’une violence inégalée contre les Turcs et l’Empire ottoman, pour diverses raisons qui s’imbriquent.
Tout d’abord, le soulèvement des peuples chrétiens des Balkans pour se libérer de la tutelle ottomane qui suscite la sympathie et la répression de la Porte qui provoque l’indignation des opinions publiques en Europe. C’est l’invention de la fameuse « Question d’Orient » dont l’objectif principal pour les puissances européennes est de contrôler l’Empire et de s’ emparer de ses territoires dans les Balkans et le Proche-Orient.

Il y a aussi, le désir d’aider des peuples opprimés, ce qui est compréhensible, le problème étant que ces Européens ne voulaient pas voir qu’au sein de leurs colonies, des peuples souffraient et étaient massacrés aussi. La participation à la guerre de 14-18 de l’ Empire ottoman à côté des Allemands n’ arrange pas les choses. L’addition de la défaite est le Traité de Sèvres, avec une petite partie de l’ Anatolie qui est laissée aux Turcs. Il y a même des projets de renvoyer ces derniers en Asie centrale et à la Conférence de Versailles un diplomate américain suggère de les placer dans des réserves, sur le modèle de celles qu’on ouvrit pour les Indiens d’Amérique…

- Puis ce fut le XXe siècle, la décolonisation et la guerre froide…

Oui, on assista à un recul de ce genre de discours, dès les années 1930. La jeune république laïque a fait bonne impression. Les politiciens et journalistes sont devenus politiquement corrects, surtout après les horreurs commises en Europe. Et puis, la Turquie était une alliée précieuse contre l’ogre soviétique. La question turque reprit sa place dans l’actualité à partir du milieu des années 1990.

- Pourtant la Turquie est associée à la CEE dès 1963…

Cela ne signifie pas que les réticences à l’endroit de la Turquie n’existent pas. Mais dans leurs discours les hommes politiques font preuve de retenue. Les plus réticents au rapprochement de l’Europe avec la Turquie se contentent de la formule convenue : « il faudra bien un jour dire la vérité aux Turcs ». Sous-entendu, leur dire que le rapprochement n’ira pas jusqu’à une intégration à l’Union. Or, tout le processus d’association a été conçu comme une préparation à une éventuelle adhésion. Mais les oppositions commencent à devenir publiques à partir de 1995.

- Que se passe-t-il en 1995 ?

C’est la signature de l’accord d’Union douanière entre la Turquie et l’UE. Tout le monde sait bien ce que cela signifie : l’étape finale de la phase transitoire et le lancement d’une phase préparatoire à l’adhésion. C’est une première : un pays non membre applique les règles commerciales de l’Europe, sauf en matière agricole.
On est là sur un modèle de relation qui rappelle ce qui s’est passé avec la Grèce à la fin des années 1970. . Pour les Turcs, c’est très clair. Pour les Européens également, y compris pour les turco-sceptiques.
Helmut Kohl était contre la signature de cet accord. Quand on lui demandait pourquoi, il répondait : « si on signe, rien ni personne ne pourra empêcher l’adhésion de la Turquie. »

Puis c’est 1997, date à laquelle l’Union refuse à la Turquie le statut de candidat et enfin 1999, date à laquelle elle revient sur cette décision. Vous connaissez la suite. Les négociations ont commencé en octobre 2005. Elles avancent très difficilement et lentement. Quant aux opposants à la perspective d’une adhésion de la Turquie, ils ont vite fait de faire ressurgir de vieux clichés Dans les débats sur l’adhésion de la Turquie certains perdent vite la voie de la raison et le sens de la mesure.

- A suivre...


- Bibliographie d’Ali Kazancigil :

Il a publié des articles et ouvrages dans les domaines de politique comparée et des relations internationales :
Atatürk : fondateur de la Turquie moderne (1984, avec E.Özbudun) ;
L’Etat au pluriel : perspectives de sociologie historique (1985) ;
Comparing Nation : Concepts, Strategies, Substance (1994, avec M. Dogan) ;
Institutions and Democratic Statecraft (1997, avec M.Heper et B.A.Rockman) ;
Les sciences sociales dans le monde (2001, avec M. Aymard et D. Makinson) ;
La Turquie au tournant du siècle (2004) ;
La gouvernance : un concept et ses applications (2005, avec G. Hermet et J.F. Prud’homme) :
New Modes of Global Governance ( 2007, avec P. de Senarclens)

- La Turquie, idées reçues, éditions du Cavalier Bleu (2008)

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