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Les Turcs, responsables ou victimes

mercredi 8 juin 2005, par Daniel Vernet

LE MONDE

S’il fallait une preuve que l’Union européenne n’est pas seulement un club chrétien, elle a été apportée, le week-end dernier, par les Autrichiens. Dans le cadre majestueux et baroque de l’abbaye bénédictine de Göttweig, en Basse-Autriche, le ministre turc des affaires étrangères, Abdullah Gül, membre d’un parti dit islamique modéré, était l’invité d’honneur du 11e Europa-Forum-Wachau. Cette conférence a lieu tous les ans depuis 1995 pour célébrer l’entrée de l’Autriche dans l’Union européenne. Le thème officiel était : les perspectives d’avenir, l’Europe un an après l’élargissement. La préoccupation générale était : quel avenir pour l’Europe quelques jours après le double non français et néerlandais ?

Abdullah Gül ne pouvait y échapper. Il sait que la candidature turque a joué un rôle, direct ou indirect, dans la décision des électeurs, en France comme aux Pays-Bas. Il avait le choix entre deux attitudes : celle, indignée, de l’offensé pris injustement comme bouc émissaire d’un mécontentement qui le dépasse ; celle, humble, du candidat à un club en proie à des difficultés passagères. Le chef de la diplomatie turque a gagné l’estime de ses interlocuteurs en optant pour la seconde.

Sans doute, le rejet du projet de Constitution par la France et les Pays-Bas n’arrange pas les affaires d’Ankara. Mais Abdullah Gül a placé l’aventure européenne sous la protection d’une trinité : compromis, confiance, compréhension. Des revers, la construction européenne en a déjà connus. Elle surmontera celui-là. Les perspectives stratégiques doivent l’emporter sur les problèmes nationaux à court terme. Un jour ou l’autre, il faudra bien définir les frontières de l’Europe, mais ce moment n’est pas encore venu. Enfin, les Européens auraient tort de s’inquiéter à cause de la Turquie. Les négociations, qui ont pour but l’adhésion pleine et entière à l’UE, seront longues.

Pendant ce temps, l’Union se transformera autant que la Turquie et, à la fin du processus, il est normal que les peuples européens soient amenés à se prononcer. En attendant, a ajouté Abdullah Gül, les négociations doivent s’ouvrir le 3 octobre comme décidé à l’unanimité par les vingt-cinq membres du Conseil européen en décembre 2004. La relève qui pourrait intervenir d’ici là en Allemagne et l’arrivée au pouvoir des chrétiens-démocrates hostiles à la candidature ne changeront rien à cette décision, sinon la Turquie, a averti le ministre, « perdrait confiance dans l’Union européenne » .

Il ne faudrait pas cependant qu’entre-temps les Européens perdent confiance dans les Turcs. Or, depuis que la date de l’ouverture des négociations a été officiellement fixée, les observateurs de la politique turque constatent un certain essoufflement des réformes intérieures. Les autorités d’Ankara le contestent, mais les dernières modifications du code pénal, destinées pourtant à mettre les règles turques en conformité avec les pratiques européennes, laissent sceptiques. La liberté de la presse reste encadrée par une conception très large de la diffamation qui permet à n’importe quel homme politique de traîner devant les tribunaux des journalistes critiques. Sans parler de la question toujours sensible du génocide arménien, que la Turquie continue de nier.

On peut à la rigueur comprendre cet entêtement. En revanche, les tracasseries subies par ceux qui veulent rompre avec l’interprétation officielle de l’histoire sont inadmissibles. Il faudrait ajouter les dispersions musclées des manifestations, les brimades qui s’abattent toujours sur les défenseurs de la langue kurde... L’indulgence prônée par le gouvernement envers les écoles coraniques plus ou moins clandestines souligne l’attitude ambiguë du parti au pouvoir, qui est d’autant plus prompt à défendre la liberté d’expression que celle-ci sert ses objectifs religieux ou idéologiques.

De là à penser que la perspective européenne est autant un instrument pour assurer une mainmise sur la société qu’un engagement à long terme, il y a un pas qu’il ne faudrait pas franchir trop vite. Car les partisans de cette stratégie risquent d’être un jour dépassés par le mouvement qu’ils auront contribué à lancer. La société turque est traversée par des courants si divers que la décision sur son ancrage européen pourrait fort bien être tranchée en son sein avant que les membres de l’Union aient à se prononcer sur l’accueil de la Turquie.

C’est pourquoi l’alternative entre l’adhésion et le partenariat privilégié est artificielle. Les Turcs ont évidemment tout intérêt à mettre la barre le plus haut possible pour obtenir les aides promises à tout candidat. Il sera temps pour eux, après un délai qu’ils ont la sagesse d’estimer à plus de dix ans, de se contenter d’un autre statut après avoir engrangé le maximum d’engagements de la part de leurs interlocuteurs. Quant aux membres de l’Union européenne, ils auraient tort de préjuger l’état dans lequel ils se trouveront à l’issue du processus de négociations. D’ailleurs, Jacques Chirac a fait école en Europe, au moins sur un point : un nombre croissant de pays ont annoncé qu’ils soumettraient l’adhésion turque à l’approbation populaire. Toutes les surprises sont donc possibles.

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