Il en est qui se damneraient aujourd’hui pour s’entendre dire : “dans un tel contexte, on ne peut pas tenir d’élections”. Avant d’aller plus loin, je vais donc commencer par affirmer cela. Et je partirai de cette prémisse : quand bien même nous rentrerions en guerre, nous irons tous voter bien sagement.
Comme le faisait remarquer Le professeur Laçiner dans Radikal, le 11 juin dernier , Atatürk lui-même a bien fait tenir des élections alors que le pays était sous occupation.
Passons donc à la question de savoir Qui ne veut pas des élections. Et l’on peut classer ces gens-là en quatre catégories.
1- Les anti-Turquie européens sont tout à fait en mesure de souhaiter qu’il n’en soit rien du tout. C’est avec de tels développements que tous les Sarkozy d’Europe pourront justifier leur islamophobie et continuer par là-même à amasser les voix de leurs masses inquiètes et apeurées.
2- Les anti-UE turcs sont tout à fait en mesure de ne souhaiter le déroulement d’aucun scrutin en Turquie. Ils justifieront ainsi leur paranoïa de Sèvres et ils continueront de drainer les bulletins des masses inquiètes et apeurées. Et de prévenir par la même occasion l’expression des nouvelles voix que la démocratie porte en son sein.
Dans le cas contraire, ils perdraient en importance. Voilà bien la raison de leur refrain : “la démocratie occidentale vise à démanteler la Turquie.”
Comme celles de voir Chine et Russie se susbstituer à la très “impérialiste” UE : comme il est difficile de demander à ce que la Turquie se replie complètement sur elle-même, on réclame une ouverture vers deux pays dans lesquels la démocratie ne signifie à peu près rien.
Avez-vous remarqué une chose ? ll est comme une union d’intérêts entre ces deux catégories. Elles se nourrissent l’une l’autre. Sans l’une, l’autre n’est rien. En sciences politiques, on appelle ce phénomène la “dichotomie” : sans le froid le chaud n’est rien ; sans le jour, la nuit pas plus.
3) Ensuite se font connaître aussi tous ceux qui ne croient pas aux vertus du système parlementaire mais à “celles” du maquis. Parce qu’il est certain que si les demandes kurdes s’expriment au Parlement alors ce sont leurs positions qui en ressortent affaiblies. Il n’en reste pas moins que tous les partisans du maquis savent mieux que quiconque qu’ils doivent leurs dogmes et leur croissance à l’oppression du coup d’Etat du 12 septembre 1980 (et du régime qui en résulta).
Bien entendu, les maquisards sont inquiets aujourd’hui. A la fois parce qu’il leur est matériellement difficile de continuer sur cette voie et parce qu’il est de plus en plus de Kurdes à penser qu’il n’est pas du tout sensé de continuer à vivre en Turquie en s’aliénant la totalité de l’opinion publique. Cependant lorsque l’on marche sur eux, ils font exploser des mines ; et toutes les réformes pro européennes passées à la suite de l’arrestation de Öcalan n’ont pas apporté le moindre espoir concret aux Kurdes...
Il y a deux semaines l’adjoint du préfet a veillé en personne à ce que le chanteur Coban Ali descende de scène alors qu’il chantait en Kurde à l’occasion du Festival de Korhan à Igdir (frontière azérie). Le sous-préfet a interdit une pièce qui devait se jouer en langue kurde lors du festival Kiziltepe de Mardin.
4) Et puis il est tous ceux qui ne cherchent qu’à maintenir les Kurdes et les “religieux” en dehors du Parlement et ce à n’importe quel prix. Il est deux choses qui nous poussent à la panique : tous ceux que nous perdons à la poursuite des maquisards ; et tous ceux que nous perdons lors des attentats perpétrés en ville.
Envisageons cela dans l’ordre.
La chasse aux maquisards. A quoi cela sert-il ? Comment l’énorme armée massée dans l’Est du pays ne peut-elle pas encercler et contenir ces 1500 personnes ? Que se passerait-il si on ne marchait pas sur eux ? On y va et l’on perd jusqu’à des officiers supérieurs. Posons-nous bien la question de savoir pourquoi l’on marche sur ces gens ? Mais il est évident que pour appréhender ces choses-là, être professeur de sciences politiques ne suffit pas.
Et les attentats commis dans nos villes. Ne nous perdons pas en circonlocutions ; je ne sais pas qui a fait poser ces bombes-là. L’obscur suspect de cet acte de terrorisme a été appréhendé quelques heures après les événements. Plus important encore, il faut rappeler combien, il y a peu, nos officiers supérieurs avaient réussi à nous surprendre. On se souvient par exemple - donnons donc son nom - du Général Sabri Yirmibesoglu et de la façon qu’il avait eu de parler des événements du 6 et 7 septembre (1955, pogroms anti-chrétiens / juifs à Istanbul) comme “une admirable organisation”. (L’opération sans tank ni canon, Istanbul, éditions Tekin, 1991, page 104).
Par exemple encore, on se souvient du Général de corps Altay Tokat qui, une fois en retraite avait rejoint les rangs du MHP (Parti du Mouvement Nationaliste, extrême droite nationaliste) et s’était vanté dans le magazine Yeni Aktüel du 27 juillet 2006 d’avoir dans sa zone de responsabilité fait exploser des bombes à proximité des maisons des magistrats récemment nommés dans la région “ de façon à ce qu’ils prennent leur travail de façon sérieuse.” Et qui sait combien il en est encore à se taire ?
Je ne pense pas que ces généraux aient agi sur ordre de l’état-major. Non, ils ont plutôt agi d’eux-mêmes, portés par ce “patriotisme” qu’ils ont chevillé au corps. Et c’est bien de cela que procède le côté catastrophique de la chose. Comment savoir désormais que les bombes qui explosent à Ankara et Bakirköy n’ont pas été, ne seront pas posées par d’autres Altay Tokat ?
S’il est quelqu’un pour me répondre qu’il répondre sur le champ ou se taise à jamais.
Cette 4e catégorie est aujourd’hui à la poursuite de deux choses :
- empêcher les Kurdes de rentrer à l’assemblée
- écorner le pouvoir du gouvernement et de l’assemblée en les laissant sans aucun recours.
Avez-vous fait attention ? Leurs revendications sont les mêmes que celles des membres de la 3e catégorie. Et voilà pour vous une nouvelle dichotomie. Et des plus belles cette fois.
La déclaration de l’état-major
Cela étant dit, il est encore une chose qui me dérange au plus haut point : cette déclaration qu’a faite l’état-major le 8 juin dernier.
1) Je m’inquiète au plus haut point de ce qu’il identifie ainsi les concepts “de paix, de liberté et de démocratie” à cette notion de “couverture au terrorisme”.
2) Cette déclaration contient aussi un appel “au peuple turc pour qu’il manifeste ce réflexe d’opposition massive”. Pour viser ensuite toutes ces manifestations populaires qui ont lieu en Espagne contre le terrorisme.
Très bien, mais précisons deux choses :
a- les manifestations en Espagne constituent des réactions spontanées à cette volonté de l’ETA de recourir encore à la violence dans le cadre d’un pays où les Basques se sont vus accorder sans faute toutes sortes de droits démocratiques. Et c’est la raison pour laquelle l’ETA a été “excommuniée” par les commerçants et les entrepreneurs basques : l’organisation est perçue comme une entrave au développement. Et par conséquent, cet exemple n’a absolument rien à voir avec la Turquie.
b- cette déclaration des militaires a été diffusée à une époque où des hommes de religion sont assassinés sauvagement, où l’on tente de lyncher de jeunes gens portant des T-shirts du chanteur Ahmet Kaya (chanteur turc médiatiquement “lynché” pour avoir annoncé son projet de chanter en Kurde en 1999). Il peut tout à fait devenir le moteur de faits graves auxquels il sera bien délicat de mettre un terme.
3) Et puis regardez un peu ce qui se trame tout autour : dans sa conférence du 12 avril, le Général Büyükanit déclarait, juste après l’attentat d’Ankara, qu’il fallait s’attendre à pire encore. Puis ont suivi le e-coup d’Et@t du 27 avril, les nouvelles zones de sûreté provisoires décrétées dans l’Est du pays, les discussions concernant une intervention en Irak...
Bien, et nos hommes politiques que font-ils donc ? Ils se contentent d’émarger aux abonnés absents. Incapables de se réunir pour affirmer leur commune résolution d’aller jusqu’aux élections. Allez donc savoir pourquoi...
NB - J’avais à peine achevé cet édito que le PKK annonçait un cessez-le-feu. Voyons donc comment va réagir notre 4e catégorie. Parce qu’il est évident qu’ils seront désormais tenus pour responsables des bombes qui viendraient exploser dans nos villes. J’ose espérer que dans l’intervalle on ne proclame pas lancée “une opération destinée à en finir avec les terroristes” pour mieux se rendre sourd à toutes les réformes nécessaires.
Impossible, vous dites impossible ?