Plusieurs développements de l’actualité politique récente ont bien illustré le positionnement complexe de la Turquie entre le maintien de ses alliances avec les pays occidentaux et sa stratégie d’ouverture en direction du monde arabo-musulman.
Les difficultés que traversent les relations turco-européennes se sont tout d’abord confirmées à l’occasion de la récente visite d’Angela Merkel à Chypre. Lors de ce déplacement (le premier d’un chef de gouvernement allemand à Nicosie), la chancelière a salué les efforts faits par la République de Chypre pour parvenir à un règlement sur l’île, tout en constatant que « la partie turque ne réagissait pas de manière adéquate. » Cette déclaration a cueilli a froid les principaux responsables politiques turcs, au moment où ils effectuaient, pour leur part, une série de déplacements dans le monde arabe (Yemen, pour Abdullah Gül, Koweït et Qatar, pour Recep Tayyip Erdoğan). Tandis que le ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu regrettait le manque d’objectivité des propos d’Angela Merkel, le premier ministre turc a sévèrement taclé la chancelière allemande en lui reprochant d’avoir oublié ses positions antérieures qui l’avaient vu estimer notamment que l’entrée de Chypre dans l’Union européenne, sans que le conflit qui divise l’île ait été préalablement réglé, avait été une erreur. Cet accrochage entre la Turquie et l’Allemagne, sur la crise chypriote, est d’autant plus important que l’on se souvient que cette dernière a fait échouer les accords, qui devaient être conclus entre l’OTAN et l’UE, à la fin de l’année passée.
Au même moment, Recep Tayyip Erdoğan et Abdullah Gül ont, de leur côté, confirmé la vitalité des développements régionaux de la nouvelle politique étrangère turque. Les 10 et 11 janvier 2011, le président de la République a en effet effectué, au Yémen, une visite officielle de deux jours (la première d’un chef d’État turc dans ce pays) au cours de laquelle, il a signé une série de contrats importants, dont un accord prévoyant la suppression de l’obligation de visas entre les deux pays. Pendant ce temps, le premier ministre turc, accompagné de tout un aréopage d’hommes d’affaires, poursuivait son offensive de charme dans les pays du Golfe. Au Koweït où il s’est d’abord rendu le 11 janvier (photo), il a exhorté les pays arabes à oublier les conflits du passé et à coopérer entre eux comme avec la Turquie, allant même jusqu’à déclarer : « Les arabes sont nos frères… En joignant nos forces, nous pouvons surmonter tous les problèmes. Nous pouvons résoudre le problème de la Palestine, celui de l’Iran ou celui de l’Afghanistan… Nous n’avons pas besoin d’une partie tierce pour réformer et améliorer nos relations. » Le lendemain, dans l’avion qui le conduisait du Koweït au Qatar, le chef du gouvernement turc a renchéri sur les propos qu’il avait tenus la veille : « Les 57 pays musulmans peuvent en réalité se suffire à eux-mêmes avec ce qu’ils produisent et consomment… Nous avons beaucoup à partager. » Recep Tayyip Erdoğan a toutefois tenu à rappeler que cette position à l’égard du monde arabo-musulman ne constituait absolument pas une alternative à la candidature de son pays à l’Union Européenne.
Il faut dire qu’au même moment le ministre d’Etat, négociateur en chef de la Turquie avec l’UE, Egemen Bağış, affirmait que, lors du sommet des pays candidat à l’UE qui s’ouvre aujourd’hui à Budapest, il allait plaider pour que ceux-ci soient à nouveau invités aux Conseils européens qui se tiennent chaque semestre, et qu’ils soient conviés à la traditionnelle photo de famille qui les clôture, en ajoutant : « Cela est très important pour nous ! » Sans doute fera-t-il valoir également le nouveau rayonnement international de son pays et le désir d’Ankara de jouer les médiateurs, alors même que doit avoir lieu, les 20 et 21 janvier prochains, à Istanbul, le deuxième round de négociations entre le groupe des Six (Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France et Allemagne) et l’Iran sur le dossier nucléaire, et que Catherine Ashton arrive aujourd’hui en Turquie pour préparer cette échéance. Pourtant des déclarations ambiguës récentes du ministre iranien des affaires étrangères par intérim, Ali Akbar Salehi, sur le contenu des discussions qui doivent avoir lieu à Istanbul, montrent que les deux parties ne sont pas d’accord sur l’ordre du jour de la rencontre. L’Iran refuserait que l’on évoque ses « droits au nucléaire » qui, selon lui, ne peuvent être débattus que devant l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique). Le fait que cette réunion se tienne à Istanbul est donc significatif de l’influence diplomatique qui est désormais celle d’Ankara, mais les résultats effectifs ne seront peut-être pas à hauteur des ambitions qu’a nourries la Turquie en se proposant pour accueillir cet événement.