Le texte qui suit a été présenté à l’ENS de Paris en 2008 et révisé en mars 2011. On y trouvera des idées antérieurement exposées et publiées, mais sous une forme plus synthétique, avec toutefois quelques idées et références nouvelles.
Pour répondre à la problématique du séminaire, j’ai choisi de réexaminer mes travaux sur l’historiographie turque en concentrant mon attention sur le problème du rapport entre le citoyen et le territoire de la nation.
Si j’emploie le mot « problème », c’est parce que, même en tant qu’étranger, on peut ressentir une tension entre le lieu où a été créée la république de Turquie, son cadre géographique (l’Anatolie) et les territoires de référence de l’histoire qui y est enseignée. Ces deux topographies – la république et son récit historique – ne coïncident pas entièrement, il s’en faut de beaucoup.
C’est un phénomène frappant pour les Français de ma génération, formés dans une école où l’on enseignait l’histoire de France, l’histoire d’un territoire : un récit qui n’était évidemment pas exempt d’erreurs logiques, puisqu’on cherchait à présenter les habitants antiques de ce coin d’Europe comme des Français en devenir, ce qui est historiquement absurde. Mon intention n’est donc pas de poser le récit français en modèle face au récit de type turc.
Deux types de discours : l’Anatolie et les origines turques
Pour illustrer le caractère problématique de la tension qui existe entre les deux topographies (Anatolie/Turquie d’une part, « monde turc » de l’autre), je voudrais pour commencer évoquer deux types de discours.
Le premier type est fourni par certains historiens généralement proches de la droite ou de l’extrême-droite, eux-mêmes repris dans des publications officielles, voire par le discours de l’armée turque. En 1998, lors d’une exposition organisée à Beyoğlu par l’armée pour justifier la répression contre les Kurdes, on distribuait un dépliant intitulé « Comment l’organisation séparatiste terroriste trompe-t-elle notre peuple ? » [1]. Y figurait une carte de l’Eurasie conçue pour prouver que les Kurdes étaient en fait des Turcs venus d’Asie centrale.
- Histoire turque des tribus kurdes
- ...et leurs lieux d’implantation géographique (sic !)
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À titre de second exemple, en 2004 la revue Türk Yurdu publiait un article de Reza Oguz Türkkan, qui expliquait entre autres que les Kurdes n’étaient pas autre chose que des « Turkmènes kurdifiés » [2]. Ces deux exemples illustrent une tendance profonde depuis les années trente, à vouloir légitimer la présence d’un peuple en Anatolie par son ascendance centre asiatique. C’est un renversement vertigineux de la logique habituelle : le plus souvent les « légitimes » sont les autochtones. Ici les légitimes sont les immigrants, et les autochtones ne peuvent être reconnus comme partie de la communauté nationale que s’ils renoncent à leur qualité d’autochtones.
L’autre type de discours provient du courant de pensée dit « anatolien » qui cherche depuis les années cinquante à développer une identité anatolienne riche des cultures locales. Les pionniers en sont Sebahattin Eyüboglu et Halikarnas Balıkçısı. Leurs textes ont été repris, imités, plagiés par tous ceux qui tentent de résister au discours officiel, notamment les alevis. Dans un beau texte intitulé « Notre Anatolie » (1956), Sebahattin Eyüboglu écrivait : « Ce pays est à nous, non parce que nous l’avons conquis, mais parce qu’il est à nous. » De tels propos tautologiques dénotent un extraordinaire malaise dans l’identité turque, une tension entre le local et l’originel, largement alimentée par le problème kurde.
Je vais donc revenir sur l’histoire de cette tension, en me consacrant principalement au premier type de discours, son histoire et ses fonctions passées et actuelles.
Naissance d’une nation
À la fin du XIXe siècle, la naissance du nationalisme turc a coïncidé avec une période de découverte de l’ancien monde turc grâce aux travaux historiques et archéologiques : la turcologie scientifique a nourri le nationalisme. C’est alors qu’est née une nouvelle historiographie. Les premiers ouvrages traitant de l’histoire turque ou de l’histoire des Turcs sont apparus, en Europe d’abord, bientôt traduits en turc par Necip Asım ou Rıza Nur. Le caractère plutôt asiatique de l’identité turque telle qu’elle émerge à cette époque fut encore renforcé par l’origine azérie, comme Hüseyinzade Ali, ou tatare comme Yusuf Akçura.
Le nationalisme turc et son discours sont alors fortement déterminés par la nouvelle historiographie. Désormais, la nouvelle histoire des Turcs se confond pratiquement avec l’histoire de l’Eurasie, alors qu’elle se confondait auparavant avec l’histoire de l’islam ou avec l’histoire ottomane. Ces nouveautés dans la vie intellectuelle turque tombent à point pour alimenter le sentiment de gloire, de grandeur, grâce à l’immensité de la scène où se déroule l’histoire des Turcs, et à la force de l’identité turque révélée notamment par les textes de l’Orkhon. Aussi, le territoire de référence du nationalisme turc sera désormais l’Asie.
Le nationalisme turc s’est doté des outils nécessaires pour relever le défi du « miracle grec » (exprimé par Renan en 1876) et répondre aux accusations de barbarie proférées par l’occident philhellène : il existerait un « miracle turc ».
Une première source de tension apparaît alors : pendant que se développe ce discours de grandeur, le domaine turc ottoman se resserre tout au long du XIXe siècle ; en 1912, sa limite ouest est toute proche de Constantinople. Puis l’État ottoman et toute forme d’État turc sont menacés par le traité de Sèvres en 1919.
Le sursaut de résistance s’organise alors pour défendre un territoire réduit, et définit son champ d’action par le Pacte national (Mısak-ı millî) de 1920 : la nouvelle Turquie sera l’Anatolie. Mais cette définition réduite est elle-même mise à mal par les revendications grecque, kurde et arménienne, encouragées par les quatorze points de Wilson. De ces défis, des ces dangers mortels procède la volonté et la nécessité d’asseoir la légitimité de la présence turque en Anatolie sur un discours nouveau.
Mais qu’est-ce que la Turquie, qu’est-ce qu’un Turc ?
La Turquie sera-t-elle la patrie de tous ceux qui vivent en Anatolie ? La réponse est dans le génocide des Arméniens en 1915, et dans le grand « échange » de population de 1923, qui fut en fait une double expulsion de masse : les orthodoxes d’Anatolie furent expulsés en Grèce, et les musulmans des Balkans expulsés en Anatolie. Je dis bien « orthodoxes » et « musulmans » car le seul critère retenu fut celui de la religion, quelle que soit la langue pratiquée par les intéressés.
Ainsi en 1923, lors de la naissance de la république, la population anatolienne a été préalablement « nettoyée » ; elle est plus ou moins homogène, non pas sur le plan ethnique ni même linguistique, mais sur le plan religieux, elle est devenue presque entièrement musulmane. Un manuel de géographie publié en 1929 définit le pays dans un raccourci extraordinaire : « La Turquie est actuellement composée de terres où se sont établis (yerleşmis) uniquement des Turcs. Les non-Turcs, les étrangers à la turcité, sont restés en dehors de la patrie ou en ont été retirés (çekilmiş), et c’est ainsi que s’est construite l’unité nationale [3]. »
Mais comment comprendre le mot « turc » ? Selon le contexte historique, selon les critères qui ont été appliqués pour l’échange de 1923, uniquement religieux, « turc » signifie bien évidemment « musulman » ! On peut ainsi considérer la nouvelle Turquie comme le millet (communauté) turco-musulman territorialisé. Le mot « turc » et le mot « nation » (millet) ont conservé leur sens religieux, quoique la république soit laïque [4].
Mais ceci n’est pas avouable dans le discours d’un État qui se construit comme laïque. L’une des implications de ce processus est que les musulmans non turcophones intégrés dans la population de la Turquie doivent accepter de se dire « Turcs ». Autrement dit, la population est religieusement homogène ou presque (si l’on ne considère pas les hétérodoxes alévis comme une altérité religieuse) mais il faut, dans le discours de l’État, définir « le Turc » sur une base autre que religieuse. C’est pourquoi l’identité musulmane a été recouverte par un vernis plus acceptable, un vernis ethnique ou racial.
L’invention de la « race » turque
Ainsi deux tâches s’imposent aux théoriciens de la nouvelle Turquie : créer, au moins dans le discours, une « race turque » ; et prouver que cette « race » est présente en Anatolie avant tous les autres peuples (Grecs, Arméniens) pour légitimer l’existence de la Turquie anatolienne face aux revendications adverses. L’histoire, l’archéologie, l’anthropologie et la linguistique sont alors mobilisées par l’État. Le récit « asiatique » qui existe déjà est alors dévoyé : il doit servir à légitimer la présence turque en Anatolie ; il prend dès lors une fonction anatolienne.
C’est le sens de la « thèse turque d’histoire » voulue par Mustafa Kemal en personne. Elle consiste en un nouveau récit historique, selon lequel les Turcs d’Asie centrale auraient développé la première civilisation mondiale. En raison d’une crise climatique, ils auraient migré vers les périphéries de l’Eurasie vers 7000 avant Jésus-Christ, et auraient provoqué partout la « révolution néolithique » et la naissance des civilisations. La culture hittite, qui avait prospéré en Anatolie au IIe millénaire avant J.C., venait d’être mise au jour. Dans la logique de la « thèse » d’Atatürk, cette civilisation brillante ne pouvait qu’être d’origine turque. Les turcs, par l’intermédiaire des Hittites auraient donc été les maîtres des Grecs.
Cette « thèse » est érigée en histoire officielle en 1931-1932, sous la forme de nouveaux manuels d’histoire dont le contenu inspire toujours l’enseignement actuel [5]. C’est le récit d’un « miracle turc ». La supériorité et l’antécédence des Turcs sont absolues. La Turquie anatolienne est légitimée : les Turcs ne sont pas venus en 1071, avec les Seldjoukides, mais au septième millénaire avant Jésus-Christ !
Trois sciences doivent confirmer ces hypothèses.
Le but assigné à la nouvelle archéologie turque est de développer les connaissances sur les Hittites et de prouver leur turcité. Mais l’archéologie prend son autonomie et réalise des coups de maîtres comme l’invention des sites d’Alacahöyük et de Çatalköy sous la direction de Hamit Zübeyir Kosay.
- L’Anatolie, le pays de la race turque - Afet Inan
L’anthropologie sous la direction de Sevket Aziz Kansu doit prouver une continuité raciale en Anatolie depuis les Hittites, et l’existence d’une race turque autochtone. Il faut absolument établir que les Turcs sont de race blanche, européenne, de manière à prouver que les Européens descendent des Turcs et proviennent eux aussi d’Asie. Pour ce faire, S.A. Kansu puis Afet Inan (qui est l’une des filles adoptives d’Atatürk) multiplient les mensurations de squelettes anciens et récents. Cette anthropologie alimente ensuite le racisme des années quarante. Le sommet de cette « recherche » est la thèse d’Afet Inan, menée sous la direction d’Eugène Pittard, soutenue en 1939 à Genève et publiée en 1941, en français, sous le titre « L’Anatolie, pays de la ‘race’ turque », livre illisible basé sur les mensurations de 64 000 individus, qui ne parvient à prouver quoi que ce soit, mais dont le titre frappe comme un slogan [6].
Enfin, la linguistique turque, par l’extravagante « théorie de la langue solaire », a cherché à prouver que la langue turque serait la première langue parlée par les humains, et qu’elle serait donc à l’origine de tous les langages de l’humanité.
La fonction ultime de ces théories est toujours anatolienne et se précise au fil des décennies : il faut prouver l’homogénéité de la population anatolienne et donc la turcité des Kurdes. Dès les années trente, les thèses d’histoire sont orientées dans ce but, elles trouvent leur fonction, jusqu’à aujourd’hui. C’est Ismail Besikçi qui a attiré l’attention sur cette fonction « anatolienne » des thèses d’histoire, et il l’a payé très cher [7].
À suivre...