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La Turquie et l’Islam

mardi 27 mai 2008, par Marie-Antide

Nouvelle étape dans un petit tour des idées reçues sur la Turquie et ses différents « visages ».

La population turque n’est pas un « bloc » musulman car l’islam turc n’est pas homogène.

Les sunnites représentent 70% à 75% des musulmans et l’on y distingue deux groupes :
-  les tenants d’un islam traditionnel, légaliste et souvent lié au pouvoir,
-  les tenants d’un islam mystique et spiritualiste, qui se retrouvent dans tout l’éventail de sensibilités des confréries (tarikat) qui définissent le soufisme. Les derviches tourneurs (mevlevi) sont les plus connus en Occident grâce à leur pratique de la danse comme expression de leurs prières.
Le musulman soufi va plus loin dans la quête individuelle de spiritualité que le musulman sunnite orthodoxe, plus communautariste et légaliste dans sa pratique religieuse.

L’autre grand groupe qui définit l’islam turc est l’alévisme, confession hétérodoxe pratiquée par les Turcs mais aussi les Kurdes et dans les Balkans. Très attachés à la laïcité, les Alévis ne reconnaissent pas les 5 piliers de l’Islam et pratiquent l’égalité entre hommes et femmes. Celles-ci ne sont pas voilées et sont présentes aux côtés des hommes lors des cérémonies religieuses. Une femme peut être guide spirituel de la communauté (ana).
Considérés comme de « mauvais musulmans » par les sunnites orthodoxes, les alévis ont été victimes de discriminations quand ce ne sont pas de pogroms. Ainsi, à Sivas en 1993, un hôtel où s’étaient réunis des intellectuels et artistes alévis est incendié et 36 d’entre eux meurent dans les flammes. Aujourd’hui, les divers courants alévis revendiquent plus ouvertement une identité distincte et demandent que leur culte soit traité sur un pied d’égalité avec l’islam sunnite, et les autorités sont obligées de tenir compte de cette nouvelle donne.

Réforme de la laïcité

Fait rare dans un pays musulman, il existe en Turquie un espace laïc né avec la République en 1923. Imposée au forceps à une société où le sens du sacré et la religiosité ont toujours été forts, la laïcité, autoritaire, a eu le mérite de créer un espace politique débarrassé de religion. Toutefois, « les élites kémalistes qui l’ont portée n’ont pas mesuré la profondeur de l’enracinement de l’islam chez les Turcs en tant que croyance et culture. En revanche, les formations politiques conservatrices qui ont exercé le pouvoir depuis 1950, ont compris qu’à moins de concilier la laïcité et l’islam, il n’y aurait pas de démocratie" (extrait de « Idées Reçues : La Turquie », par Ali Kazancigil, Ed Le Cavalier Bleu).

Aujourd’hui, la laïcité turque, mélange de laïcité à la française (séparation constitutionnelle de l’Etat et de la religion) et de gestion du religieux chez les Ottomans (type cesaro-papiste, l’Etat contrôle la sphère religieuse) a besoin d’être réformée :

-  l’Etat intervient dans l’interprétation de l’islam : la Direction des Affaires religieuses est dirigée non pas par un haut fonctionnaire mais par un dignitaire musulman sunnite (mufti). Elle intervient dans le culte, notamment en rédigeant le prêche lu dans les mosquées le Vendredi,

-  l’Etat entretient des relations inégales et discriminatoires avec les différents cultes : les mosquées sont entretenues par l’Etat, mais aucun fond n’est disponible pour les églises, les synagogues et les « cemevi », lieu de culte des alévis,

-  l’Etat finance la formation des imams mais n’autorise pas la réouverture du séminaire orthodoxe de Halki (Istanbul), fermé en 1971 et indispensable à la formation du clergé. Cette requête de Bartholomé 1er, patriarche œcuménique d’Istanbul, est soutenue par l’Union européenne qui a fait de cette question un test de l’engagement de la Turquie en faveur de la liberté religieuse,

-  la carte d’identité porte mention de la religion,

-  les cours de religion sur l’islam sunnite sont obligatoires, depuis que la junte militaire les a réintroduit dans le cursus scolaire en 1982.

Un regain de religiosité plus qu’une montée de l’islamisme

L’arrivée au pouvoir du l’AKP, en 2002 puis en 2007, n’a pas sonné le glas de cette laïcité. Qu’il ait été élu par 47% des votants peut signifier que la majorité est devenue plus conservatrice sur les sujets de sociétés mais pas forcément plus islamique ni anti-laïque.

Mais son conservatisme inquiète, surtout les femmes qui craignent d’être les premières victimes d’un éventuel retour vers des valeurs plus patriarcales.

Autre exemple, celui de l’augmentation des lieux où l’alcool est interdit. Est-il vraiment le reflet de cette « pression sociale », concept utilisé par les adversaires de l’AKP pour dénoncer la montée de l’islamisation ou est-ce tout simplement le reflet d’une société conservatrice dans sa grande majorité que ces mêmes adversaires n’ont jamais daigné prendre en compte ?

Prenons l’exemple des « Tigres anatoliens ». Ces entrepreneurs d’Anatolie (Kayseri) ont fait fortune et contribuent de manière significative aux exportations de meubles et textiles. Ils prônent des valeurs suffisamment conservatrices et puritaines pour être surnommés « les calvinistes de l’islam ». Kayseri, leur capitale, est une des villes les mieux organisées et les plus sûres de Turquie, où femmes voilées et non voilées se promènent dans la rue sans être inquiétées. La polémique sur l’interdiction de l’AKP ? Elle doit se régler rapidement car elle affecterait durablement les affaires ; la prière cinq fois par jour ? Mustafa Boydak, président de la Chambre de Commerce de Kayseri, explique goguenard que « cela ne prend pas plus de vingt minutes, ce qui au final ne coûte pas très cher » (article du Courrier International cité en référence).

L’arrivée au pouvoir de l’AKP est donc le signe que l’islam turc est en train d’harmoniser son projet politique dans le cadre d’un Etat laïque et dans un pays où sécularisation et individualisation continuent de progresser, étroitement liées à l’urbanisation (70% de la population). Cette situation est complètement inédite dans l’Histoire et mérite d’être considérée avec une grande attention.

- Bibliographie :

- Idées Reçues : La Turquie de A. Kazancigil - 128 p. - éd. du Cavalier Bleu - 9,50€ - paru en Mars 2008.
- La Turquie, de l’Empire Ottoman à la République d’Atatürk, de Th. Zarcone – 152 pages – ed. Découvertes Gallimard – paru en Mai 2005.
- La Turquie moderne et l’Islam, de Th. Zarcone – 309 pages – éd Flammarion, paru en mars 2004,
- Turquie : la prière, les affaires, la prière, par Ahmet Altan, Courrier International n° 913 du 30 avril.

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