UNION EUROPÉENNE Pour prouver qu’il est eurocompatible, le pays réforme à tout-va depuis 2002
« Mais nous sommes des amis », répétait inlassablement Louis Schweitzer aux officiels turcs, comme pour conjurer le mauvais sort, en leur présentant la délégation d’hommes d’affaires français qu’il conduisait à la mi-juin en Turquie. L’ancien président de Renault, reconverti en président du Medef International, vient ici depuis les années 50 et sait que la campagne menée en France des mois durant contre l’adhésion d’Ankara à l’Union européenne a blessé dans ce pays très francophile. Cem Duna, le vice-président du Tüsiad, le patronat turc, ne l’a pas envoyé dire quand il a reproché au Medef d’être resté « passif » pendant que la Turquie se faisait écharper en France avant le référendum du 29 mai. Il a fallu lui expliquer que dans une atmosphère aussi antipatrons qu’antiturque, des dirigeants d’entreprise défendant la Turquie auraient gonflé les voiles du non...
En Turquie, la France possède un des cinq premiers stocks d’investissements étrangers. Ce serait dommage d’avoir tenu bon à travers toutes les crises de ces vingt dernières années et de ne pas profiter de l’ère nettement plus prometteuse qui s’ouvre depuis trois ans, depuis que l’effondrement financier de 2001 a été surmonté. Louis Schweitzer a d’ailleurs comblé le tout jeune ministre de l’Economie, Ali Babacan, 37 ans (figure emblématique de la jeune génération de technocrates et qui gère habilement son image sur les 256 chaînes de télévision), en s’exclamant : « Je ne connais pas beaucoup de pays capables d’avoir une croissance économique à 10% tout en divisant l’inflation par dix. » Pour prouver qu’elle est eurocompatible, la Turquie réforme à toute vapeur depuis 2002 et converge de son propre chef vers les critères de Maastricht.
Le panorama macroéconomique semble donc radieux. Les banques qui ont survécu au séisme de 2001 sont saines. Le commerce extérieur caracole. Seule la dette préoccupe. Le ratio dette/PIB a beau diminuer, elle n’en augmente pas moins en valeur absolue, au point que son service absorbe la moitié du budget de l’Etat. Le FMI réclame une rigueur douloureuse et après avoir offert un nouveau crédit en janvier, il surveille. Les dépenses publiques sont gelées et les réformes risquent d’en pâtir. Les grands groupes turcs de BTP, qui avaient longtemps vécu des contrats de l’Etat, sont obligés d’aller conquérir des marchés en Asie centrale, au Maghreb et en Afrique, où ils affrontent la concurrence européenne, notamment française.
Pour desserrer l’étau financier, la Turquie pourrait imiter la Pologne ou la Hongrie des années 90 : ouvrir grand le capital des entreprises publiques aux étrangers, bref privatiser pour désendetter l’Etat et moderniser l’économie. Mais les privatisations patinent en raison d’un mélange de réticence nationaliste et d’incompétence. Pour Türk Telekom (les offres seront closes le 24 juin), Ankara en est à sa troisième tentative !
La Turquie n’a, par ailleurs, pas grand-chose à voir avec les ex-républiques populaires avant leur adhésion à l’UE. Elle est déjà une grande puissance industrielle. « L’économie turque est beaucoup plus mature que la Pologne des années 90 où l’appareil de production était complètement ravagé, explique Guillaume Rougier-Brierre, du cabinet Gide Loyrette & Nouel, ici le système manufacturier est très moderne. Ils fabriquent tous leurs appareils ménagers. La Turquie est plutôt riche et au fond, elle estime ne pas avoir un besoin vital des étrangers. »
Depuis 1990, la 18e économie du monde accueille en moyenne un milliard de dollars d’investissements directs étrangers par an - 2,5 milliards de dollars l’année dernière - alors qu’avec sa taille et son dynamisme, elle pourrait en absorber au moins dix fois plus et devenir la « Chine de l’Europe », pour reprendre la formule de Carrefour, qui y possède déjà plusieurs centaines de points de vente et piaffe d’en ouvrir des centaines d’autres.
La « Chine de l’Europe » n’est pas pressée, contrairement aux investisseurs qu’elle aimante littéralement. D’abord par ses 70 millions d’habitants dont 55% ont moins de trente ans, qui travaillent jour et nuit et constituent une société très cohérente, ensuite par ses PME assez compétitives. Mais pour l’investisseur, le parcours est semé d’embûches. En Turquie, on peut acheter une société 500 millions de dollars et attendre trois mois le permis de travail du nouveau directeur général. Le fisc, squelettique, est incapable de remplir sa mission de vérification et de collecte. Le droit se négocie, même si, à titre de comparaison, la Turquie est mille fois plus sûre que cette jungle des affaires qu’est la Russie.
L’équité n’est pas toujours respectée. Un grand groupe français de technologie n’en fait pas mystère : « Les Turcs sont furieux en ce moment parce qu’on ne répond pas à un appel d’offres, mais la concurrence locale est déloyale. »
Les groupes de BTP, d’hôtellerie ou de tourisme, quand ils sont étrangers, sont soumis à des règles fiscales et administratives auxquelles échappent les entreprises turques plus à l’aise dans les méandres de la réglementation. Et Abdüllatif Sener, vice-premier ministre, évoque parfois la possibilité de limiter par décret la participation des non-Turcs dans les banques. La discrimination entre les Turcs et étrangers est interdite par la loi depuis 2003, mais les habitudes ont la vie dure et les PME qui prospèrent à l’abri du fisc, surtout en Anatolie, constituent le précieux fonds de commerce électoral de l’AKP, le parti islamiste au pouvoir. En attendant les futures réformes, certains investisseurs agacés vont donc s’installer en Roumanie.