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La Turquie, alibi du oui et du non

mardi 14 juin 2005

Libération

Le rejet d’Ankara par une partie de la classe politique cache un manque cuisant de projets européens.
Par Michel Wieviorka sociologue.

Dans la formidable campagne électorale qui vient de s’achever, la question turque a servi d’épouvantail aux tenants les plus exaltés du non, et surtout à ceux d’entre eux qui incarnaient plutôt des orientations souverainistes et nationalistes. La Turquie a alors été présentée comme une formidable menace. C’est un pays musulman, là où l’Europe devrait s’afficher comme chrétienne, qui n’a pas reconnu le génocide arménien, dont on signale alors qu’il a atteint une population elle-même chrétienne ­ une population dont on sait bien qu’elle constitue en France une communauté non négligeable, y compris électoralement. C’est un pays peuplé, qui pèserait plus lourd dans l’UE que n’importe quel autre, y compris la France. C’est un pays d’Asie, situé pour l’essentiel en dehors des frontières géographiques de l’Europe ­ d’ailleurs le fondateur de la Turquie moderne n’a-t-il pas choisi d’installer la capitale à Ankara, en Anatolie, et non en Europe ? C’est un pays non démocratique, qui ne progresserait pas comme il le devrait pour se conformer aux demandes de l’UE, et qui ne devrait son allure républicaine qu’à un pouvoir militaire. C’est un pays qui n’aurait rien apporté à la culture européenne, contrairement à la Grèce ou à la Rome antique.

Mais le propre de ces arguments est qu’on les a entendus aussi chez bien des tenants du oui. Dans certains cas, il était possible de soupçonner alors un double discours : appeler à voter oui tout en brandissant le thème de la Turquie permettait de créer une ambivalence favorable in fine au rejet du traité constitutionnel. Mais pas toujours : quand Simone Veil, dans une perspective proche de celle de Valéry Giscard d’Estaing, est entrée en campagne pour le oui tout en se prononçant contre l’entrée de la Turquie dans l’UE, il n’y avait aucune ambiguïté. Et, symétriquement, partie des tenants du non, à gauche ou à l’extrême gauche, sans se prononcer nettement pour Ankara, n’ont pas utilisé le thème dans leur argumentation.

Il faut donc distinguer à première vue deux significations de la référence négative à la Turquie dans la campagne du référendum. L’une, la plus évidente, dans le camp du non affiché, et chez ceux qui ne pouvaient que dire oui publiquement, mais tout en espérant plus ou moins secrètement le succès du non, renvoie aux tendances générales de la société française à se replier sur elle-même, à se fermer sur un mode plus ou moins nationaliste. Dire son refus de la Turquie, c’est alors aussi exprimer sa hantise de l’islam sans avoir à s’en prendre explicitement aux musulmans de France ; c’est draper racisme, xénophobie et islamophobie dans les habits convenables d’une position dans un débat géopolitique ; c’est exprimer dans des catégories nouvelles et voilées, donc décentes, le rejet de l’immigration arabo-musulmane ­ car ici on ne fait guère la différence, on semble ignorer que les Turcs ne sont pas arabes. Ce qui fait que pour les immigrés turcs en France, surtout là où ils forment une communauté non négligeable, le refus de l’adhésion de la Turquie à l’UE est vécu comme un rejet, une négation ou un déni de l’intégration.

La deuxième signification est différente, du moins chez ceux qu’on ne peut soupçonner ni de racisme ni d’appel nationaliste à une société fermée. Elle correspond à une conception de l’Europe qui se veut politique et culturelle, et pas seulement économique. Du point de vue politique, le rejet d’Ankara entend alors marquer la fin d’un processus général d’élargissement, perçu comme une fuite en avant, il relève le cas échéant d’un projet fédéraliste que l’entrée de la Turquie rendrait impossible. Et, d’un point de vue culturel, il repose sur l’image d’une Europe homogène, et sur une argumentation, dont Valéry Giscard d’Estaing s’est fait à plusieurs reprises le chantre, où se mêlent références à la langue (le turc n’est pas indo-européen), à l’histoire, à la religion, à la non-participation de la Turquie à la Renaissance ou aux Lumières. Or tous ces arguments, politiques et plus encore culturels, ne tiennent guère. En quoi la Turquie serait-elle un obstacle à une construction politique à laquelle elle dit fortement vouloir participer ? N’y a-t-il pas d’autres langues qu’indo-européennes en Europe ? La Turquie n’a-t-elle pas adopté l’héritage des Lumières (y compris la laïcité à la française), bien plus, finalement, que nombre d’Etats européens, n’y a-t-il pas bien des catholiques qui, tel monseigneur Lustiger, voient dans les Lumières une catastrophe ? Etc. Il y a dans l’argumentation antiturque, même non raciste ou non xénophobe, même non nationaliste ou non souverainiste, quelque chose qui est de l’ordre du préjugé et de l’effort pour justifier une position qui est adoptée en amont de cette argumentation, qui repose sur d’autres éléments. Chez certains, ces préjugés font de la deuxième signification une simple variante, feutrée, de la première. Mais, là où le racisme ou le nationalisme n’ont en aucune façon leur place, il faut voir plutôt dans cette orientation hostile à l’entrée de la Turquie dans l’UE la source possible d’un nouveau débat politique.

François Bayrou, Nicolas Sarkozy, Simone Veil ou Valéry Giscard d’Estaing sont clairement européens, et ont tous été dans le camp du oui. Leur rejet commun de la Turquie ne vient-il pas nous dire que deux conceptions politiques de l’Europe sont en jeu, l’une de droite, la leur, et l’autre de gauche, il est vrai peu claire à ce jour, du moins en France, où le Parti socialiste est d’une immense prudence, c’est le moins qu’on puisse dire, sur le dossier turc ?

Si cette analyse est juste, elle devrait déboucher sur deux processus de clarification. Dans un premier temps, faire la part de ce qui, dans le rejet de la Turquie, relève du racisme, du nationalisme fermé ou de la xénophobie. C’est là le plus facile, tant ces dimensions sautent aux yeux, et devraient être reconnues par tous les protagonistes démocrates et proeuropéens au débat sur la Turquie. Et dans un deuxième temps clarifier les projets possibles pour l’Europe, dans leurs versions politiques de droite et de gauche, les mettre en débat, comme visions du futur. Dans cette perspective, la Turquie n’a pas à être le repoussoir des uns, et l’enfant chérie des autres, et d’ailleurs rien ne dit qu’elle opterait plutôt pour une vision de gauche, ou de droite, de l’Europe. Ceux qui veulent véritablement construire l’Europe n’ont pas pour l’instant à décerner des bons ou des mauvais points à la Turquie, ils ont à définir clairement l’Europe qu’ils veulent, ce qui appelle un débat plus profond et plus démocratique que celui qui a abouti, par exemple, à l’entrée, maintenant imminente, de la Bulgarie et de la Roumanie. A la Turquie, ensuite, de se rendre conforme, si elle le souhaite toujours, au projet ainsi clarifié.

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