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Kémalisme : le grand soir ?

mercredi 25 avril 2007, par Baskın Oran

Et tout le monde de faire monter, ou descendre, les enchères…

Attitude absurde. Comme celle de discuter le nombre de victimes de 1915. Parce que lors de cette déportation, n’y aurait-il eu qu’une seule victime, le fait qu’un Etat fasse marcher ses citoyens vers une mort certaine constitue en soi et de manière totalement indépendante des chiffres, un fait extrêmement grave.

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Si le 14 avril dernier, des dizaines d’intellectuels se sont rués vers Anitkabir (mausolée d’Atatürk) par peur des résultats possibles de l’élection présidentielle (l’arrivée au pouvoir du premier ministre Erdogan, de sensibilité islamiste) en se disant qu’arrivaient les islamistes, alors ceci constitue, et de manière totalement irréductible à l’appréciation chiffrée de la foule, un évènement en soi important.

Seulement, l’importance véritable de l’événement réside je crois dans un autre de ses aspects : dans le fait que ces gens animés par la peur se soient placés sur le même plan que ceux qui les effraient. Et ce, sur au moins trois points :

1) L’AKP (Parti de la Justice et du Développement) n’est au gouvernement que depuis le début 2003. Et comme on n’a jamais vu de tel meeting dans toute l’histoire de la Turquie, il faut bien considérer que depuis 80 ans c’est le kémalisme qui est aux commandes. Ce qui signifie que ces gens s’effraient de ce que leurs représentants ont eux-mêmes créé et qu’ils n’en ont même pas conscience.

2) Ces gens ont eu peur qu’on ne veuille les voiler de force, c’est-à-dire s’en prendre à leurs libertés individuelles. Or, les liens de ce meeting avec la chose militaire, une réalité difficilement conciliable avec celle de liberté, ne furent pas de piètre dimension.

Le président de l’association organisatrice (ADD, association pour la pensée d’Atatürk) n’est autre que le général en retraite Sener Eruygur. C’est-à-dire le même qui dans les notes attribuées à l’ancien chef de la marine, Özden Örnek, et diffusé depuis dans la revue Nokta se serait apprêté à fomenter un coup d’Etat, il y a de cela deux ans.
Il y a deux semaines à peine, Eruygur a participé au repas de solidarité donné à Ankara par l’association de lutte nationale (lien vers l’article).

Cette association a été fondée au début de 2007 par l’équipe du magazine Türksolu (gauche turque) : cette équipe qui lors d’une manifestation de l’ADD en 2003 avait porté une pancarte invitant ouvertement l’armée à assumer sa mission, et qui n’hésite pas en toute occasion à réitérer semblables revendications. Un groupe de personnes qui nous met en garde de la sorte : « he, Turc ! Défends ton identité ! N’épouse pas un Kurde, ne commerce pas avec ces gens ! » (lien vers l’article de Radikal - 17.02.07).

Le professeur Birgül A. Güler qui aurait « prononcé le plus beau discours du meeting » en sa qualité de professeur de médecine sur la liste de diffusion de mails de l’Université d’Ankara a ainsi commencé son discours : « nous chérissons du plus fort que nous pouvons l’armée kémaliste, garante de la Turquie tout entière ». Avant de poursuivre : « l’armée kémaliste s’exprimera ». Et de conclure : « nous ne sommes pas les adorateurs de la junte. Nous sommes des révolutionnaires. »
C’est dire que les gens qui remplissent les places publiques par peur de ce que les islamistes ne réduisent leurs libertés, sont venus grossir les rangs d’un meeting organisé par ceux qui attendent tout des putschistes qui ont frappé le pays des dizaines de fois. Tout comme ces « islamistes » qui brûlent de passion à l’idée de voir une tête voilée à Cankaya.

3) Il est vrai que les islamistes ont bien changé. « Ils sont devenus des bourgeois » ; ils commercent avec Israël. Mais les principes d’un islamiste ne sont pas du genre à changer :

  • La Kaaba lui est un lieu sacré
  • Le Koran est son livre
  • Et son Prophète est Mahomet.

Et tous ceux qui redoutent cette résilience des principes aux réalités ne se réfugient pas ailleurs qu’auprès du mausolée d’Atatürk.
Leur livre c’est le discours d’Atatürk.
Leur chef éternel est Mustafa Kemal.

Est-il possible de considérer le kémalisme comme une religion laïque qui, depuis les années 30 n’aurait pas évolué d’un iota ? Avez-vous jamais entendu parler d’une chose du kémalisme qui ait évolué depuis ces temps-là ?

Ne serait-ce pas cette gêne ressentie à l’idée d’une présidence de Tayyip Erdogan (chose qui serait d’ailleurs préjudiciable à tous et à toute institution sauf à Deniz Baykal, chef du principal parti d’opposition parlementaire) qui aujourd’hui surpasserait celle éprouvée à la vue d’une femme voilée montant dans un avion ? Prenons garde tout de même à ce que cette situation ne reflète pas un implicite affrontement de classes ?

Tayyip Erdoğan s’obstine. Mais ce qui le contraint à tant d’opiniâtreté n’est-ce pas aussi cette obstination kémaliste de Baykal comme le laissait entendre Tan Oral dans une récente caricature : « s’il devient Président, j’en suis sauvé. S’il renonce, je fais triompher mon point de vue. »

Et donc, ce 14 avril, ne serait-il pas, loin d’un renforcement de la vulgate kémaliste, un autre signe annonciateur de sa consomption entamée ?

Mais le 14 avril, il s’est produit autre chose.
Une poignée de jeunes gens issus de Sciences Po, de la fac de droit et de l’Université Technique du Moyen-Orient ont participé au meeting. Ils ont distribué 10 000 tracts, achetés et photocopiés sur leurs économies. Le slogan était le suivant : « Ni rangers ! Ni voile ! Cankaya est au peuple ! »
Le même jour à Istanbul, ce sont les « jeunes civils » qui ont marché sur l’Anitkabir du parc Miniatürk (un parc rassemblant les modèles réduits des grands monuments de Turquie). Ils portaient des pancartes du genre : « vous rendez vous compte de la menace ? Les Mehmet et les négros prennent le pouvoir. » « Vous rendez vous compte de la menace ? le peuple a envahi les plages. On ne peut plus accéder à la mer. » « On n’arrête pas la démocratie. » (Autant de phrases appartenant à l’histoire politique turque et reprises ici en pieds de nez).
Et puis, ils en ont profité pour lancer la candidature de leur candidate à la Présidence de la République : « Turque, Kurde, un peu Arménienne, elle porte le voile et est de confession alévie », Aliye Öztürk.
C’est là sur son site officiel qu’elle vous sourit.

Il est possible qu’un changement inattendu se profile à l’horizon. Ce kémalisme dont le fondateur a dit qu’il fallait se garder de geler la pensée pourrait commencer à percevoir la nécessité de s’ouvrir à la civilisation contemporaine pour le bien même de « l’Etat fort » et ce, à cause de ce qu’il est en train de se figer comme du granit.Ah, cette bonne vieille tata dialectique !!!

PS - Je persiste à croire qu’Erdogan ne sera pas candidat à la présidence ( Baskin Oran nous a fait parvenir ce texte en fin de semaine dernière. A notre question concernant la décision à venir et aujourd’hui connue de Erdogan, il répondait : « il ne montera pas à Cankaya (L’Elysée turc), parce que c’est irrationnel. Trop irrationnel. »

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