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Juges et partisans

lundi 24 septembre 2007, par Marillac, Murat Belge

Voilà assurément un événement grave et significatif : la décision prise par la 8e chambre de la Cour de Cassation de casser l’acquittement prononcé dans l’affaire qui avaient porté Baskin Oran et Ibrahim Kaboglu devant les tribunaux suite à la publication de leur rapport sur les minorités en Turquie sur demande du gouvernement lui-même.

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Et ne nous leurrons pas : cette 8e chambre déjà célèbre pour de très ressemblantes décisions n’a pas annulé la décision auparavant prononcée pour des motifs de forme, mais bel et bien sur le fond. Et ce faisant, la cour porte ici une appréciation particulière ou personnelle sur le délit « d’incitation à la haine raciale » qui constitue le motif principal d’ouverture de la procédure. Elle manifeste par là sa volonté de voir ces deux personnes jugées sur la base de cet article de notre code pénal.

En ce qui me concerne, je dirai que je n’ai toujours pas compris en quoi le fait d’affirmer « qu’une citoyenneté constitutionnelle, le fait d’être de Turquie, constitue ce que l’on peut appeler une supra identité quand la turcité ne constitue qu’une infra identité » pouvait inciter à la haine raciale. Mais cela étant, il faut bien reconnaître que vivre dans le cadre d’un système judiciaire pour lequel l’expression d’une telle opinion constitue un délit voire un crime est en soi une situation particulièrement inquiétante. Cela signifie très précisément qu’au-delà de tous ces discours sur une « démocratie moderne » etc…, nous vivons toujours dans une société qui en est restée au stade du totem et du tabou. Alors qu’une cour pénale d’Ankara avait eu le courage de prendre une décision qui prouvait qu’il n’en était pas ainsi, voilà la 8e chambre de la juridiction civile suprême qui persiste dans cette société du tabou.
Et dans cette confusion la seule chose qui soit en mesure de maintenir un tant soit peu d’espoir est ce commentaire contradictoire produit au sein de la chambre par l’un de ses membres, le magistrat Hamdi Yaver Aktan et ce de manière très rationnelle.

Par cette décision, la Cour de cassation vient sans doute de signer par la même occasion l’acquittement de ce syndicaliste de la fonction publique qui s’était emparé du rapport des deux professeurs pour le déchirer en public et devant les caméras.

Chez nous, il est dans la langue populaire une expression dans laquelle on évoque celui qui se perd dans le cadre d’un tribunal. Or depuis un certain temps dans ce pays, si l’on se fie aux décisions de justice qui y sont rendues, on peut légitimement se demander si ce n’est pas le tribunal qui, à son tour, a pris la fâcheuse habitude de se tromper.

Bien évidemment, ce qui est déterminant et important c’est de savoir quelle cour, quel niveau de juridiction ont pris cette habitude. Par exemple, dans le cadre de la première conférence sur la question arménienne tenue à l’Université de Bogaziçi, ce fut un tribunal administratif qui prit sur lui de donner un impressionnant exemple de non-droit (enfin relativement à l’attitude du Ministre de la Justice de l’époque sur ce sujet, Cemil Ciçek, ce fut presque un moindre mal). Mais dans ce cas, ce fut une juridiction supérieure qui, dans les délais requis, s’empara de la question pour corriger ce manquement au droit.

Même si l’on peut souhaiter que cela soit effectué à de moindres niveaux juridictionnels, la Cour de cassation est le seul lieu où l’on soit en mesure de corriger les éventuelles erreurs en matière juridique et judiciaire. Il n’est pas de niveau plus élevé.

Mais quoi qu’il en soit, toutes les décisions qui, ces derniers temps, nous ont plongés dans une certaine incrédulité ne relèvent ni des tribunaux de paix, ni des cours d’instance, etc… mais bien du plus haut niveau, c’est-à-dire de la Cour de Cassation.
Et dans ce contexte, il n’est pas possible de ne pas évoquer la décision de la Cour Constitutionnelle concernant cette histoire du quorum nécessaire au premier tour de l’élection présidentielle (décision qui avait bloqué le processus électoral parlementaire et conduit le gouvernement à avancer la date des élections au 22 juillet dernier).
Il est manifeste qu’en Turquie, il arrive quelque chose à la chose juridique. Et que ce quelque chose se produit dans les plus hautes sphères.

Ces jours-ci, on est en train de parler d’un projet de constitution ; enfin voilà porté à l’ordre du jour la nécessité de se débarrasser de celle héritée de 1982 et de la junte de 1980. Je suis persuadé que ceux qui ont à se plaindre de cette constitution et ceux qui souhaitent que l’on en change constituent aujourd’hui une majorité dans le pays (c’est une autre chose de savoir comment). Mais ceux qui sont prêts à défendre celle en place ne sont pas peu non plus, et les voilà même qui ont commencé à constituer un front du refus.

Avec ces décisions et d’autres auparavant, il apparaît que la Cour de Cassation et les les plus hautes instances juridictionnelles s’apprêtent à prendre position dans le camp de ceux qui se sont fixé de défendre et préserver le statu quo.

Seulement, cela rime de plus en plus chaque jour avec une opposition latente puis frontale à la nécessité de défendre les principes « d’égalité, de justice et de droit. »
Rien de bien étonnant. Mais la situation n’en est pas moins sérieuse.

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