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Juge et minorités en Turquie : histoire d’un désamour

mardi 18 juillet 2006, par Baskın Oran

La Chambre Pénale de la Cour de Cassation a décidé de confirmer la condamnation de Hrant Dink selon les termes de l’article 301 du Code Pénal pour « insulte à l’identité turque » et ce malgré le rapport d’une commission d’experts et l’avis du procureur général de l’institution judiciaire suprême.

Maintenant, tous ensemble, penchons-nous sur les conséquences de ces décisions définitives. Il y en a deux bonnes et quatre mauvaises.

Voyons d’abord les mauvaises :

1) C’est le gouvernement qui vient de griller. Parce qu’il était pressé de toutes parts : l’électorat, l’opposition, l’armée, la bureaucratie, les Etats-Unis. Désormais, c’est au tour de l’UE de le presser méchamment. Il était roi, il devient fou.

Mais ne dites rien. C’est mérité. Parce que depuis la fin 2004, terrorisé par un nationalisme ethnique turc en plein regain, il a stoppé les réformes. Au sujet de cet article 301 du Code Pénal, cauchemar de tous les intellectuels en Turquie, le Ministre de la Justice lui-même s’est contenté de demander que l’on en attende l’application ; et plus particulièrement la jurisprudence de la Cour de Cassation. Aujourd’hui, le journal Radikal se fend d’un titre ravageur : « Et ramasse donc ton application ». Et oui : si tu votes de tels articles et que tu ne les changes pas, voilà bien ce que tu récoltes.
Et maintenant, si tous les intellectuels se mettent à dire qu’ils partagent la culpabilité de Hrant Dink, attends-toi au pire...

2) Ce sont tous ceux qui pensent qui écrivent et qui dessinent qui sont grillés. Cette décision laisse la place libre à des personnes du style de Kerinçsiz. La situation ne peut désormais se résumer que sous la forme d’une anecdote bektachie* :

« On réquisitionna un jour Bekri Mustafa alors qu’il passait devant Yeni Camii (la Nouvelle Mosquée) : le parent d’une famille pauvre venait de décéder et on n’avait trouvé aucun Imam pour conduire la prière. Bekri conduisit la cérémonie puis se pencha vers le corps du défunt pour lui murmurer quelque chose à l’oreille : »si l’on t’interroge, dans l’autre monde, sur l’état de celui-ci, dis leur qu’Istanbul est une grande ville et que Bekri Mustafa est devenu Imam à la Nouvelle Mosquée. Ils comprendront.«  Les Bektachis formèrent une confrérie religieuse très liée aux Ottomans et au corps des Janissaires, corps d’élite de l’armée ottomane, jusqu’en 1826 mais aux croyances très hétérodoxes également. Bekri Mustafa fut-il l’un d’entre eux ? La légende a retenu de lui son fort penchant pour l’alcool et l’indiscipline ; certains le considèrent comme l’initiateur du Sultan aux plaisirs de la dive bouteille. Toujours est-il que sa »nomination" à l’imamat est à la fois un pied de nez à l’ordre établi comme un miroir du désordre politique non moins installé ; ndt ]

3) La Turquie est grillée : laissez tomber le fait que le concept de délit d’opinion passe aujourd’hui dans le monde pour une grossiereté. Nous vivons désormais dans un pays qui a réussi l’exploit de prendre une phrase écrite et conçue en une critique virulente de la diaspora arménienne comme une « insulte à l’identité turque » pour en prononcer une sanction pénale. Et si en fait l’histoire de Bekri trouvait sa vraie place ici ?

4) La Cour de Cassation s’est grillée : elle vient juste d’aggraver un peu plus un passif déjà assez lourd sur la question des non-musulmans. Regardez-donc un peu quelles questions plus graves les unes que les autres me viennent désormais à l’esprit :

a- L’article 301 est un article ouvertement raciste. Parce que dans ses motifs, il est question de « l’identité turque »où que ce soit dans le monde. Si la Cour de Cassation se met en tête de se prononcer sans en référer à la cour constitutionnelle, quelle sera son interprétation de cette « identité turque » ?

b- Avez-vous parlé de religion que la Cour de Cassation devient très tatillonne. Que dirons-nous le jour où elle aura dit que les Turcs sont exclusivement musulmans ?

c- Avez-vous parlé de sécessionisme que la Cour de Cassation devient très tatillonne. Qu’aurons-nous à dire lorsqu’elle aura tranché entre les Turcs et les non-Turcs, les musulmans et les non-musulmans ?

d- Qu’aurons-nous à dire lorsque cette même cour aura fait des non-musulmans des non-citoyens (selon l’expression d’Etyen Mahçupyan) , lorsqu’elle leur aura dénié tout droit à la citoyenneté ?

Voilà de sérieuses accusations : je les illustre immédiatement.

- Document 1 : Seconde chambre juridique de la Cour de Cassation, décisions 4449E. et 4399 K. Dans l’exposé des attendus, il est dit : « Il apparaît que les acquisitions immobilières des personnes morales constituées par des non-turcs sont interdites. »
Ceux que les juges qualifient de non-turcs ne sont autres que les dirigeants, tous citoyens turcs (il ne peut juridiquement pas en être autrement d’ailleurs), de la fondation gérant l’hôpital grec de Balikli (06-07-1971).

- Document 2 : la Chambre de Droit de la Cour de Cassation déclare la même chose, cette fois en Turc moderne (1971/2-820 E. ve 1974/505 K). [Sans recours à des termes juridiques hérités de la langue ottomane, ndt]

- Document 3 : le 24.06.1975, la Cour de Cassation par sa Première Chambre de droit déclare encore une fois la même chose, à savoir « qu’il est interdit aux étrangers d’acquérir des biens fonciers en Turquie... » (décision : 3648-6594)
Le Juge parle ici d’étranger. La Cour de cassation ne sait-elle donc pas que les notions de citoyen et d’étranger sont juridiquement contraires et exclusives l’une de l’autre ?

- Document 4 : vous pourrez m’opposer que ce ne sont que de vieux documents. Je vous en donne de plus récents.

Date : le 29.09.2004. On pense qu’avec le second paquet d’harmonisation législative avec l’UE passé en 2002, toute cette comédie est finie. La Première Chambre de la Cour de Cassation demande à ce qu’une propriété inscrite au cadastre au nom de la fondation arménienne pour les malades de Yedikule Surp Pırgiç soit inscrite une nouvelle fois. C’est-à-dire qu’en Turquie, si tu n’es pas un Turc musulman, tu es obligé de faire deux inscriptions au cadastre. (Je n’ai pas la place ici de développer ; pour plus de détails, se référer à la page 103 de mon livre, Les minorités en Turquie, paru aux éditions Iletisim)

Et maintenant, place aux bonnes nouvelles. Ah, tata dialectique quand tu nous tiens !

1) C’est finalement bien que cette décision définitive soit sortie. Parce que si tout ce que je viens d’écrire n’était pas sorti aujourd’hui mais hier, je me serais pris 3 ans pour avoir tenté de peser sur le travail du juge au titre de l’article 288 du Code Pénal. Il en va ainsi en Turquie : tu attendras que l’accusé soit pleinement condamné pour dire qu’on commet une injustice à l’encontre de cet homme.

2) Désormais, Hrant Dink va porter l’affaire devant la Cour Européenne de Strasbourg. Notre pays réchappera ainsi de façon certaine de la honte causée par cet article 301.

Et cette décision que provoquera un Hrant Dink qui n’a pas trouvé le droit en Turquie pendra comme une boucle de la taille d’un lustre à l’oreille de tous ceux qui crient à « notre souveraineté envolée » : ils n’auront d’autre choix que de se le tenir pour dit !

- © Traduction : Turquie Européenne

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