Logo de Turquie Européenne
Accueil > Culture > Livres et essais > Füruzan, Pensionnaire d’État

Füruzan, Pensionnaire d’État

mardi 22 février 2011, par Sylvie Taussig

« Vedat est fou. »
Sans doute est-il paradoxal de commencer la présente recension par l’évocation d’une figure qui fait à ce point exception dans le tissu serré des destinées qui se nouent dans les différents textes du recueil, tous écrits à la fin des années 1960 pour être publiés en 1971 et recevoir aussitôt un prix prestigieux.

- Füruzan, Pensionnaire d’État. Nouvelles. Traduit du turc par Elif Deniz et Pierre Vincent (Bleu autour, 2010) 308 pages

Vedat est non seulement un personnage masculin alors que les nouvelles s’attachent à la description de femmes, mais il semble en outre si étranger au monde ici décrit, évoquant l’idée d’une dette entre les êtres humains, d’une solidarité, et peut-être d’une rédemption, en tout cas d’une révolte et d’une singularité qui s’affiche, fût-elle qualifiée de folie. Et ainsi il se détache de l’horizon de l’immanence – et de l’absurdité existentielle – qui caractérise l’ensemble. Il faut bien cependant s’appuyer sur des thématiques plus familières pour éviter de tomber dans le cliché de la surprise que crée l’originalité de ces pages.

Mais de fait, force est d’admirer la voix très singulière d’un grand écrivain turc – Füruzan, une femme – peu ou prou inconnu du public français. Un écrivain qui travaille à l’intérieur même de la langue et dans ce qu’elle a de plus intime (les pronoms personnels et l’ordre des mots) pour opérer un brouillage des voix et donner la voix à ceux qui ne l’ont pas et ne l’auront pas finalement. D’une nouvelle à l’autre, tout désigne la tension vers la parole et l’impossibilité qu’ils l’aient, dès lors que les sujets n’arrivent pas à émerger, en dépit du rêve qui taraude la narration qu’une parole assumée, que ce soit à la première personne ou parce que le narrateur omniscient lui donnerait de vivre en son nom et par elle-même, pourrait prendre place.

Une écriture en brouillages

Les nouvelles brouillent toutes les distinctions : dans le même texte, le même personnage de temps en temps parle à la première personne, puis il est parlé d’elle, avec une alternance de romain et d’italique. Confusément de l’un à l’autre, il y a le temps qui fait distance : le sujet est devenu objet comme réifié, à ceci près que ce n’est pas le narrateur qui le réifie, mais bien son propre souvenir : telle la mouette de Tchékhov, et avec le même désespoir, la parole a les ailes coupées, d’un impossible envol.

Brouillage des instances de narration, brouillage aussi des générations. Les nouvelles présentent souvent des mères, des filles, des grands-mères, des destins de femme, et chaque fois, l’essai que chacun ait sa propre vie, une vie individuelle, mais finalement le récit passe de l’une à l’autre et on les confond.

Troisième grande distinction, entre les maîtresses et les servantes, mais cette distinction s’abolit aussi, dès lors que la servante est souvent prise par le mari de la maîtresse, que ce soit en silence ou ouvertement. Il y a parfois l’espoir chez les fillettes, par exemple dans la folle liberté dont l’une jouit, dans la nature, hors de tout contrôle, au point qu’elle initie à cette existence d’herbe folle un garçonnet, mais ce n’est qu’un vert paradis de l’innocence. Autre rêve : les études, comme dans la nouvelle qui donne son titre au livre, mais l’échec, représenté par les autres femmes, paraît presque inéluctable : la maman sourit derrière, devant, de l’autre côté, il n’y a rien.

À la rigueur la femme du préfet, qui a été belle et qui maintenant est alitée, et qu’il trompe autant qu’il veut, a cette personnalité très forte d’être parfaitement muette : aussi passe-t-elle pour savante, mais en réalité elle est stupide. Sa culture occidentalisée, parure à son trousseau de mariée et pure apparence aux yeux des servantes dont la reconnaissance de toute façon ne compte pas, dans un face à face de souffrance creusé par le fossé de la langue, ne sert pas à en faire un sujet, à opérer une distinction, et d’ailleurs quand le piano est vendu, il ne reste pas grand-chose de ce vernis culturel dont cependant les hommes ont profité. Des femmes auxquelles les signes de l’émancipation – l’habit, les installations modernes dans les maisons, l’éloignement des traditions et tout ce que donne la richesse – n’ont pas donné un poil d’autonomie, ni sociale, ni intellectuelle, ni spirituelle, ni charnelle, et qui répètent de mère en fille le même drame d’hommes absents. D’hommes partis, qui trahissent, d’hommes diminués, par l’exploitation de l’usine, d’hommes qui voient passer les jours et qui, comme Monsieur Münip constatant l’éclat du soleil, écrivent « à quoi bon ? ». Cette muette, dont la fille sera nécessairement mal mariée à un paysan et qui aura des filles à son tour, dans une sorte de dissolution de sa substance, parle peut-être seulement le persan et le français ; mais soudain la nouvelle se désintéresse d’elle. Parole perdue. Noyée.

Des lambeaux d’existence

Les nouvelles semblent se passionner pour une figure, et le lecteur attend de savoir tout d’elle, comme si elles pouvaient dire le secret d’une vie humaine et la restituer tout entière, avec des péripéties, des choix, des sentiments, mais on la plante là tout bonnement, pour passer à autre chose. Ce sont des lambeaux d’existence, sans que même ce soit le moment le plus héroïque qui soit choisi – parfois l’alitement, parfois la vieillesse. La voix s’est tue, réellement.

Autre brouillage encore, à côté d’une distinction entre le monde de la ville et celui de la campagne qui rapproche l’expérience turque de l’exode rural en France, il y a un travail étonnant pour un lecteur français sur une figure de l’autre à laquelle il ne s’attendait peut-être pas : car certaines de ces familles viennent d’ailleurs, elles viennent de Thrace que l’Empire ottoman a perdu, elles sont, dominées et exploitées, exilées de l’intérieur, une infime trace de cet empire dont elles révèlent et la gloire et la chute, et dont parfois elles ne possèdent pas même la langue. Nous lisons un monde d’étrangers qui se frôle, de gens qui se regardent, l’un tâchant d’analyser l’autre, mais la parole ne sort pas. L’autre est ce qui empêche de mourir : par exemple cette veuve qui a une fille qu’elle emmène tous les jours au ponton et oscille entre le désir de la lâcher pour se noyer, et la représentation de ce qui est pour elle inadmissible, à savoir que sa fille a des pensées qui ne sont pas les siennes, que sa fille a une certaine autonomie.

Mais pour le lecteur l’autonomie est aussitôt quasi niée, car le couple improbable de cette femme miséreuse qui ne garde qu’un sac à main du temps de sa splendeur, ou l’ombre d’un sac à main, avec sa fille maigrichonne et rattachée à rien est pulvérisé par la présence d’une autre fillette, sans doute mieux née, qui est là avec sa grand-mère dont elle refuse un gâteau acheté à un vendeur ambulant ; et c’est la grand-mère qui mange le gâteau dont la malingre n’a même pas le temps d’avoir envie. Dans cette nouvelle singulière, la déréliction des femmes se voit comme le jour et la nuit ; alors que tous les autres, qui font partie de la foule, perdent leur individualité pendant la journée, au moins le soir ils redeviennent un peu quelqu’un, en rentrant chez eux, un chez eux où ils sont fille ou fils de, époux ou épouse de. La mère et la fille, la nuit, disparaissent : membres de la foule pendant le jour, elles sont effacées la nuit et reviennent le lendemain comme pour jouir tout de même un peu du jour – d’une certaine identité, minimale.

Nous ne sommes pas dans la littérature de l’absurde, mais dans une description terrible, à la fois sociale et sexuelle, de l’annulation de l’autre passant par le déni de la parole, le déni qu’une vie puisse faire une trace. Bien sûr, le pays semble s’enliser dans la crise de la modernité : les maisons sont vieillies, car maintenant on construit en béton. Alors on s’attache aux vieilles maisons, les harems sont délabrés, et d’ailleurs les hommes ont fui. Voix certes bien révolutionnaire que ce Vedat, un fils dont la mère dit qu’il est fou : instruit par le maître d’eau, figure énigmatique qui apparaît à la fin de la nouvelle, il veut défendre les serviteurs, défendre les femmes, faire des études, ne pas seulement jouir de la fortune familiale (dont on voit cependant qu’elle se délite) ; il part en ville et finit en prison, et le maître d’eau, un simple qui, par sa parole et par son exemple, lui a appris, dans un choc dont tout le début de la nouvelle permet de mesurer les effets, par la fissure qu’il institue par rapport aux siens et qui devient bientôt une vraie rupture, jusqu’à la prison, la réalité de la pauvreté et l’exigence de l’égalité entre les hommes de condition diverse, lui montrant l’insoutenable d’une domination qui repose sur le sang, se sent infiniment coupable : car il n’est pas une figure digne de la vertu, lui qui a péché. Mais la dignité, avec le droit de prier pour cet enfant prodigue qui ne reviendra pas, lui est donnée. Ce signe du pardon est peut-être la seule lumière dans un livre, où des servantes se font exploiter toute leur vie durant, par des femmes qui ne font que perpétuer un ordre où elles ne vivent pas : elles sont des ombres, les maris absents. Les uns, les pauvres, succombent à la rigueur du travail, car ils sont des forçats à l’extérieur, leur humanité leur est déniée, ou bien ils sont méprisés à l’intérieur des familles mixtes, où souvent la femme est stambouliote, tandis qu’ils viennent d’un autre monde, de l’Europe, ancien territoire de l’Empire, avec une autre langue, d’autres traditions, des rêves aussi étouffés, et qui se transmettent à peine, dans la honte de n’être pas à l’unisson d’un nationalisme qui n’est jamais désigné en tant que tel, mais dont on voit l’action et la propagande à des détails infimes.

Les autres décident de partir, d’autres restent et trompent, en tout cas jamais les hommes et les femmes ne sont dans la même pièce, et le brouillage des temporalités fait que l’on peut se demander d’une femme mariée tard si elle est vierge, alors qu’elle a des enfants, et cette virginité impossible retombe sur la mère muette, qui garde le lit, comme si la solitude pouvait restaurer l’hymen d’une femme dont la vie s’écoule à tel point qu’on ne sait ni où elle commence ni où elle finit. Bien sûr l’eau est l’élément principal et récurrent du livre. Dans le meilleur des cas, il y a cette fillette malingre dont la seule maigreur semble résister au sort des femmes qui est de prendre de l’embonpoint pour avoir un mari, ou bien de se faire épiler les poils parce que les poils hérissent la religion musulmane comme une obscénité. Les femmes sans voix et sans âge, interchangeables, sont en lutte perpétuelle pour avoir leur mot à dire : elles l’élèvent un temps, puis se taisent, ou du moins le fil de la narration leur coupe la parole. C’est fini.

« Castration littéraire »

Bien sûr, cela parle de la Turquie, de la condition sociale des pauvres et des démunis, qui se superposent aux femmes, alors que l’auteur essaye de parle du musellement de la classe ouvrière, pire que la misère, et le sort inéluctable de soumission et d’exploitation, et bien sûr cela parle très concrètement de la condition de la femme, qui n’émerge pas comme sujet, mais cela parle, dans cette singularité historique et civilisationnelle, de la parole de la femme, toujours couplée au mystère de son sexe caché. Les thèmes psychanalytiques n’affleurent même pas, en tant que tels, car tout est décrit, suggéré, avec les moyens propres de la langue, avec cette virtuosité dans le maniement des pronoms, dans la castration littéraire de ces têtes coupées qui disparaissent complètement de l’horizon des récits, sans mourir, après avoir eu quelques phrases durant les honneurs de l’existence. Lutte vaine. La psychologie secrète, qui travaille les phrases en profondeur, tout en négatif (on ne parle pas de la solitude, ni de la souffrance, cela parle de ne pas pouvoir parler, de ne pas même être seule, car toutes ces femmes sont assez entourées, par leur impossibilité d’être elles-mêmes), tout en déni, tout en annulation, est implacable et terrifiante.

Aliénation, viol, négation. Et le lecteur est absolument chahuté, étant d’abord admis quelques pages dans l’intimité de femmes, qui amorcent cette individualisation, puis soudain rejeté hors de ce monde, dont l’auteur décrète par une phrase assassine qu’il n’existe pas. Cette impossibilité d’exister. Oui, un mode singulier, mais un monde tout à fait compréhensible. Il faut s’accrocher à chaque phrase pour donner la vie à ces femmes qui ont cependant parfois un nom, si souvent elles n’en ont pas, car la lecture sera la seule vie promise à ces créatures qui suffoquent. Harem, prison, bavardage qui est une mutité, observation aigüe qui ne sert à rien comme dans la nouvelle décrivant une bonne qui a voué sa vie à une famille. Et puis après ? Rien. Même les possédants perdent ce qu’ils avaient, et le lecteur a de la compassion pour ces gens qui viennent tous d’un ailleurs perdu, alors que personne ne parvient à représenter ce qui serait le vainqueur de l’histoire ; le dominant, l’exploiteur. Même les maris les plus despotes sont des fantoches, avec leur occidentalisation superficielle.

Un livre intimement féministe, parcours de cette pulsion du désir interdit, et pour une femme des pages qui donnent envie de hurler. D’ouvrir les yeux pour elles. D’ouvrir des esprits qui se sont refermés sur le monde étroit où on les enferme. Et au mieux de cet étouffement, ces fillettes, maigres, comme condamnées, car les mères et les tantes, même quand elles ont fait des études, refusent que les filles qu’elles éduquent bénéficient de cette ouverture qui ne les a point ouvertes : drame de la répétition, de l’exclusion qui exclut, de l’enfermement qui enferme. Et quelques fillettes regardent ailleurs, nulle part précisément, mais regardent avec avidité. Ouvriers, femmes, réfugiés, ils n’ont que l’espace de ces pages pour vivre et ne pas pouvoir vivre. Et bien sûr les hommes. Comment peut-on aimer la folie des hommes, murmurent les femmes qui, à cette question, se sacrifient et oublient.

— -

Pensionnaire d’État , Füruzan

Collection « d’un lieu l’autre »

Traduit par Elif Deniz et Pierre Vincent

14 x 22 cm

312 pages

Dos carré collé

parution : novembre 2010

EAN : 9782358480086

Prix indicatif : 22.00 €

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre, du Ministère de la culture de Turquie et du Conseil régional d’Auvergne

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0