« Entre 1877 et 1887, 34% de la population musulmane de Bulgarie ont fui et 17% ont été tués, écrit Mc Carthy. Lors de la dernière guerre des Balkans en 1912 et 1913, sur les territoires conquis par la Serbie, la Grèce et la Bulgarie, on estime à 62 % la proportion de la population musulmane qui a disparu (27% massacrés et 35% contraints à l’exil…) ».
Ceci est tiré du livre de Michael Mann dont j’ai parlé hier et qui s’est basé sur les écrits de Mc Carthy parus en 1983 aux éditions de New-York University Press. A la suite de cet extrait que je viens de citer, il ajoute qu’au terme de ces mêmes événements ce sont près d’un demi-million de citoyens ottomans chrétiens qui ont été contraints de prendre la fuite et qu’en outre les musulmans ont tué nombre de chrétiens. Mais il rappelle aussi que l’occident chrétien ne se souvient que de la partie chrétienne de l’histoire.
Pourquoi donc me suis-je mis en tête de vous raconter cela ?
A cause tout simplement de cette campagne qui au cœur de la furie nationaliste étreignant aujourd’hui la Turquie, tend à faire d’à peu près tout le monde un « ennemi des Turcs ». Or non je suis désolé il est partout dans le monde de « bons historiens » qui considèrent les événements de façon « objective » et qui, quand bien même les faits seraient partiaux ou rapportés de façon partiale, s’efforcent de les présenter sur le mode de l’objectivité. Michael Mann est l’un de ceux-ci. Et il est dans le monde un nombre non négligeable de cette « race » de bons historiens.
Halil Berktay a très précisément déterminé la façon dont les Turcs et les Arméniens prenaient position sur la question de 1915. Je ne parle naturellement pas des positions absurdes relatives à la question de savoir si « cela s’est produit ou ne s’est pas produit ». Ce dont il est question ici, ce sont toutes les attitudes consistant à comprendre et à expliquer ce qu’il s’est passé mais toujours marquées du sceau d’une certaine subjectivité liée à la position de départ de la personne qui se pose une question.
Ici les Arméniens ont tendance à mettre l’événement en soi au premier plan : en avril 1915, un ordre est parti d’Istanbul et l’événement a alors débuté. Suivent alors tous les détails de cet « événement » : les meurtres, les viols, les famines etc… Tous ces terribles événements…
Les Turcs, quant à eux, ont plutôt tendance à placer le contexte au premier plan : les Arméniens ont fait ça et ça et voilà comment les Turcs ont été obligés de réagir. Et ici, on ne parle pas seulement de ce qui a précédé « l’événement » mais aussi de tout ce qui a suivi : de la manière dont les Arméniens se sont vengés sur les territoires conquis par les Russes ou bien plus tard encore sur les territoires conquis par les Français…
Quand on se penche sur la question des conséquences et des effets produits par ces deux attitudes, on se rend compte que ce que véhicule le fait d’abstraire « l’événement » de son contexte n’est autre qu’une démonisation : les responsables d’un tel acte ne peuvent être que des monstres, assoiffés de sang… Des sadiques.
Or un historien digne de ce nom ne peut jamais oublier le « contexte ». Et il ne peut pas plus considérer les événements dont il rend compte comme le produit d’un affrontement métaphysique et moral entre le bien et le mal.
Mais cela ne doit pas non plus signifier que la prise en considération du contexte conduise à rendre « l’événement » insignifiant. C’est une chose d’expliquer la formation et les causes d’un événement en en présentant les phases successives et les différents facteurs, c’en est une autre que de se prononcer moralement sur cet événement.
Il demeure que dans « l’événement » en question, on peut toujours tenter de le tirer du côté du contexte, celui-ci ne permettra jamais de le justifier.
Et un historien comme Michael Mann formule ainsi sa réponse et son jugement final (en réponse à Vecdi Gönül, ministre turc de la défense qui à la fin de l’année dernière a tenu un discours ’vantant’ le bien-fondé de la disparition des non-musulmans en Anatolie, NdT) :
“Ils (les Jeunes Turcs) n’ont pas failli que sur un plan moral. Il ont commis une erreur sur le plan matériel et intellectuel également. Les Arméniens ne représentaient pas une telle menace et leur disparition a réduit la puissance de guerre ottomane. Le génocide a contribué à la défaite [leur disparition du monde agricole a provoqué une disette.D’après les chiffres donnés par Liman Von Sanders, ce sont entre 1916 et 1917, 60 000 soldats qui périssent de maladie et de faim sur les marches caucasiennes de l’Empire]
Les leaders ont ensuite pris la fuite avant de succomber aux attentats fomentés par des Arméniens. On aurait pu avancer qu’en fait le génocide avait été un succès sur le long terme et que l’élimination des Arméniens avait facilité l’unification et la centralisation de la Turquie après guerre. Mais le pays porte encore deux stigmates de l’héritage jeune-turc : une idéologie militariste et autoritaire ; ainsi qu’un nationalisme organique qui n’écrase plus les Arméniens mais les Kurdes. En appliquant ce nationalisme organiciste, les Jeunes Turcs ont doté leur pays d’une faiblesse mortelle. Leurs descendants poursuivent la lutte dans leur ombre. »
Décidément, un bon historien que ce Michael Mann.