Les responsables de l’AKP multiplient les déclarations qui ne peuvent que nuire à leur parti et à la Turquie. Le discours du ministre de la défense Vecdi Gönül prononcé à Bruxelles le 10 novembre dernier en constitue l’exemple le plus éclatant. On peut le lire dans toute la presse turque.
Contentons-nous d’en reproduire ici le passage le plus important :
“ ... Si dans la région égéenne les Grecs et dans de nombreuses autres régions de Turquie, les Arméniens avaient pu maintenir leur présence, aujourd’hui, serions-nous devenus un tel Etat-nation ?”
Son éminence M. le Ministre explique encore par la suite que l’Etat était contraint à l’omniprésence dans l’économie du fait de l’inexistence d’un processus d’accumulation primitive du capital mais qu’il parvient aujourd’hui au seuil de l’économie libérale en l’ayant complètement achevé et ce après 50 années d’efforts.
Le nettoyage ethnico-religieux est-il utile à la nation ?
Difficile de savoir par où commencer. Mais on peut attaquer ces paroles sous deux angles : 1) Les droits de l’Homme 2) Les intérêts nationaux de la Turquie.
Laissons tomber le premier angle d’attaque : on a affaire ici à la plus simple hostilité envers les non-musulmans. Au plus pur nettoyage ethnico-religieux. On pense ici tout de suite à l’ex-Yougoslavie. Parce que notre cher ministre déclare très ouvertement la chose suivante : parmi les détenteurs de capitaux, nous avons débarrassé l’Anatolie des Arméniens parce qu’ils étaient non-musulmans (durant les massacres de 1915, et du reste en les forçant à s’installer à Istanbul dans les années 30) puis nous avons forcé les Grecs à l’exil (échanges de population forcés entre Grèce et Turquie en 1923). Pour la bonne raison qu’ils n’étaient pas musulmans.
Il s’agit là à la fois de racisme et d’extrémisme religieux.
Et maintenant si se pointe un patriote, qu’il se réclame du Ministre de la Défense après avoir assassiné un missionnaire ou un autre Hrant Dink pour le salut de l’Etat-nation, allons-nous le punir ? Ou bien traduirons-nous M. le Ministre en justice pour “incitation au meurtre” ?
C’est la raison pour laquelle je propose de n’envisager ces paroles ministérielles qui pour moi ne signifient pas autre chose que “ l’Etat-nation est une bonne chose et il se fonde sur la liquidation des non-musulmans”, sous l’angle exclusif de nos plus stricts intérêts nationaux. Procédons dans l’ordre.
Je me suis déjà suffisamment attardé sur la signification de l’Etat-nation dans nombre de mes précédentes contributions. Pour résumer très rapidement : l’Etat-nation est le type d’Etat posant comme condition d’existence que la nation ne se compose que d’une seule unité ethnico-religieuse et pour la réalisation de laquelle, il procède aux contraintes nécessaires à l’encontre de ceux qui dérogent à ce cadre.
Ces contraintes peuvent être selon les situations de deux types : assimilation ou nettoyage ethnique. La première revient à forcer la ressemblance des éléments différents à la majorité. La seconde, quant à elle, peut prendre des formes variées : ségrégation, déplacement forcé des populations, pogrome ou encore massacre dans ses formes les plus extrêmes. Tout un panel qui se déploie dans l’histoire. Le ministre Gönül loue, quant à lui, les décisions de l’Etat-nation en 1915 et en 1923 (puis tout ce qui a suivi).
Combien « l’économie nationale » a-t-elle été utile à la nation ?
Considérons la liquidation des non-musulmans de trois façons différentes :
1) Du point de vue de l’économie : “ si en Mer Egée les Grecs étaient restés”, les collines qui surplombent Cesme, Urla, Foça etc... ne seraient pas comme aujourd’hui de vulgaires montagnes en friche mais une série de terrasses vouées à la culture de la vigne. Alors qu’il était gouverneur d’Izmir, M. le ministre n’a-t-il jamais vu ces collines ou bien s’est-il réjoui à l’idée que l’on ne puisse pas tirer le vin que ces vignes auraient produit ?
Si les Arméniens avaient pu rester à Bursa, imaginez un peu ce qu’aurait pu devenir ce fleuron qu’y était autrefois l’industrie de la soie. En Anatolie vous pouvez demander si vous voyez une grande propriété, on vous dira que c’est une “maison arménienne”. F. R. Atay nous le raconte ; en Anatolie, les locaux viennent voir les pachas Mustafa Kemal et Ismet et leur font part d’une requête : “nous n’arrivons plus à réparer nos charettes ; si vous pouviez nous renvoyer quelques-uns des Chrétiens qui sont partis.” (Çankaya, İst., 1969, p. 331-332).
En 1915 et en 1923, c’est toute une classe moyenne de petits entrepreneurs que l’on a supprimé en Anatolie. Et leur richesse, une accumulation de capital réalisée sur des siècles, est passée en un instant entre les mains de personnes qui n’avaient jusqu’alors investi la moindre bourse de pièces d’or. Et voilà que maintenant sans même en avoir conscience, notre Ministre de la Défense se met à confesser : il parle de l’accumulation de capital “qu’on essaye d’achever depuis 50 ans”. Ne parle-t-on que de capital ? Et l’art séculaire d’investir et d’user de son capital, la capacité à exporter ses produits, à conquérir les marchés extérieurs ? 1915 et 1923 marquèrent aussi la destruction de ces héritages.
Et que s’est-il alors passé ? Qu’a fait l’entrepreneur “national”, mais en fait “musulman” qu’on tenté de créer les Unionistes (Jeunes Turcs) puis la République lorsqu’il s’est retrouvé soudain si riche ? Deux choses :
Dans un premier temps, il a ouvert les bras au capital étranger. Sur les 210 sociétés anonymes créées dans les années 20 et 30, un tiers sont fondées sur capitaux étrangers. Et le capital payé de ces sociétés avoisinait la moitié des capitaux payés de toutes les autres sociétés (Gündüz Ökçün, 1920-30 Yılları Arasında Kurulan Türk Anonim Şirketlerinde Yabancı Sermaye, Ankara, SBF, 1971, p. 117).
Dans un second temps, il s’est immédiatement adapté au marché international. Appuyons-nous encore une fois sur la plume du kémalisme, F. R. Atay : “[les étrangers] étaient obligés de prendre un masque ankariote. L’ambassadeur tchèque était venu me voir. Vous êtes l’ami de Mustafa Kemal, m’a-t-il dit, ne pourriez-vous pas accepter d’être le représentant de Skoda en Turquie ? Un jour au cours d’un appel d’offres du ministère de la défense, nous nous sommes rendus compte que le réprésentant de deux firmes concurrentes était le même député.” (Çankaya, p. 455). Bien sûr que tout cela se faisait avec force pots de vin (p 456) ; c’est-à-dire qu’en fait la “nationalisation” de l’économie ne se faisait que moyennant une hausse des prix pour le consommateur d’Anatolie. C’est tout.
Une industrialisation retardee d’au moins 50 ans
Par ailleurs, en dehors de la suppression des capitulations, de quelle “nationalisation” parle-t-on ? Peut-on jamais parler de capital national ou non-national ? Voilà bien le plus beau des refrains hérités des Unionistes. Il n’est qu’un principe que connaisse le capital : la maximisation du profit. Et cet objectif passe parfois par des comportements “nationaux” (érection de barrières douanières), parfois par des comportements “non-nationaux” (baisse des droits de douane). Dans les années 80, Koç et Sabanci défendaient le premier type de mesures. Puis ils ont évolué.
1915 et 1923 ont servi à retarder l’industrialisation de 50 ans en Turquie. C’est tout.
2) Du point de vue culturel et social : avant le “nettoyage” des Arméniens et des Grecs, l’Anatolie était un endroit fort civilisé. Voici quelques chiffres tirés de l’ouvrage “les Arméniens sous l’Empire ottoman” (p 356-381) publié en 1992 à Paris : dans la plaine de Harput (Elazig), on dénombrait pas moins de 92 écoles et 8 660 élèves. Un théâtre avait été fondé un an avant la naissance d’Atatürk. Avec l’avènenement de la monarchie constitutionnelle en 1908, ce furent un journal, une revue et un hebdomadaire qui commencèrent à être publiés. C’est en 1890 que les frères Susuryan ont entamé leur pratique de la photographie. Projetez cela en 2008 et réfléchissez un peu à ce qu’il en serait alors de l’adhésion de la Turquie à l’UE.
3) Du point de vue politique : dans un Occident qui a vécu l’Inquisition, on ne connaît pas de problème concernant la laïcité. Alors pourquoi connaissons-nous les problèmes que nous vivons en Turquie ? L’une des principales raisons de cette différence, c’est la division en Occident de la religion chrétienne entre Catholiques et Protestants (O. Abel, “La Condition Laique”, CEMOTI, no. 19, s. 43). Dans un Empire ottoman où les Alevis étaient massacrés à chaque occasion, lorsque par dessus le marché les non-musulmans furent “nettoyés”, c’est l’Islam sunnite qui s’est dressé seul, comme un bloc face à l’Etat. Et allez, dégage-t-en maintenant si tu le peux...
En outre, la disparition des non-musulmans a détruit le traditionnel pluralisme anatolien. En au final nous sommes devenus allergiques à toute différence (les Alévis, les Kurdes, les différences sexuelles, etc...)
Avez-vous vu les réactions des lecteurs aux propos de M. Gönül dans les principaux journaux en ligne ? “ N’est-ce pas maintenant le tour des Kurdes ?” se demande-t-on.
En gros, on s’est débarrassé des non-citoyens [terme usité par Etyen Mahçupyan pour désigner les non-musulmans]. Au tour des “soi-disant citoyens”. Sinistre écho.
Mais en fait, nous sommes redevables de beaucoup à M. le Ministre Gönül, un homme à qui on avait pensé lors de l’élection présidentielle l’année dernière pour la tête découverte de sa femme et sa proximité avec les militaires. Grâce à Dieu, il a parlé. He oui, regardons bien.
Après ces paroles – “s’il y avait eu des Arméniens et des Grecs, on n’aurait point eu d’Etat-nation” – d’un homme qui fut gouverneur d’Ankara et d’Izmir, puis Secrétaire Général au Ministère de l’Interieur, puis Président de la Cour des Comptes et aujourd’hui Ministre de la Défense, après ces paroles de M. Vecdi Gönül, qu’il y en ait un qui se pointe et qui ose me redire que la locution de “nation turque” ne désigne pas que les seuls Turcs “ethniques” mais bien tous les citoyens de Turquie. Qu’il ose un peu !