Les occidentaux ont un peu de mal à saisir le rôle des militaires en Turquie. Pourtant si l’on regarde l’histoire c’est très simple :
En occident, les Etats nationaux ont été fondés par la force des bourgeoisies ; notamment en Hollande. Or qu’il s’agisse de l’Empire ottoman ou de la République, c’est toujours l’armée qui s’en est trouvée à la fondation.
De plus, ce sont encore les militaires qui ont modernisé les structures de ces deux régimes. Au final, ce sont eux qui ont défini ce que le pays devait entendre par le mot modernité : une laïcité, un Etat unitaire, la “démocratie”, etc. conformes à une discipline militaire en acier trempé...
Ainsi, les militaires ont fini par croire à la chose suivante : “ il n’est personne d’autre en mesure d’accomplir ce que nous réalisons. Et d’ailleurs si quelqu’un s’y essayait il anéantirait tout espoir de réussite.” Ils se sont ainsi bâtis un positionnement privilégié. Et renoncer à un privilège est sans doute l’une des tâches les plus ardues au monde. Je ne parle évidemment pas des prix pratiqués pour les collations dans les enceintes militaires.
Le dernier événement en date qui à mon avis a produit un choc terrible chez les militaires, c’est le “Mevlut” (hymne chantant la naissance du Prophète - NdT) en kurde à Diyarbakir et diffusée sur TRT 6. Un double choc. C’est d’une part un événement plus que réjouissant du point de vue de “l’unité et de la solidarité nationales” ; d’autre part, ils auraient dû s’y attendre.
Ils auraient dû s’y attendre car après tout, qui sont ceux qui nous ont apporté la synthèse turco-islamique, qui ont diffusé par avion des tracts sur lesquels figuraient des versets et des hadith (traditions) du prophète appelant à l’obéissance due à l’Etat ? Pardonnez-moi mais qui sont les responsables d’actes de torture allant jusqu’à l’ingestion d’excréments et au viol par matraque, qui sont-ils ceux-là si ce ne sont des militaires ?
C’est une chose de fonder, une autre de maintenir
Il est bien connu que le pays dont la Turquie s’est inspirée pour fonder son Etat nation “laïque et unitaire“ n’est autre que la France. En 1925, le ministre de l’éducation déclarait : “pour l’unité historique de la France, il faut la fin du Breton”. Aujourd’hui la France refuse toujours la notion de “minorité” et proclame dans l’article 2 de sa Constitution que “la langue de la République est le français” mais dans ses seules frontières continentales, ce sont quelques 16 “langues de France” qui ont été proclamées. Bien que le français soit la langue officielle, il est totalement légal d’écrire, de parler, d’enseigner et de diffuser dans ces langues.
La France est-elle folle ? Non. Au contraire, très intelligente. En 1981, le Président Mitterrand disait la chose suivante. Ecoutez donc : “ Pour fonder la France, il fut un temps nécessaire de s’en remettre à une autorité centralisatrice et forte. Mais aujourd’hui, si on veut que cette unité ne se défasse pas, il est devenu nécessaire de concéder du pouvoir aux collectivités locales."
Ce qui veut dire que fonder c’est une chose. Maintenir une autre. Se mettre en tête de continuer à s’approprier ce que l’on a fondé parce qu’on l’a fondé et ce, comme on le fait depuis 80 ans, c’est porter atteinte à cette chose sans même s’en rendre compte. Imaginez que votre enfant en soit resté au développement cérébral d’un enfant de trois ans. Dans “des souris et des hommes”, le géant Lennie tue une jolie et douce jeune fille en la caressant dans un geste d’amour. Et dans Pyschose d’Hitchcock, vous rappelez-vous d’Anthony Perkins qui continue à vivre dans sa maison auprès du cadavre de sa mère depuis bien longtemps rendu à l’état de squelette ?
Pour toutes ces raisons, croyez-le ou non, aujourd’hui la présence du DTP [Parti pour une Société Démocratique, pro-kurde, NdT] au parlement comme celle de l’AKP au gouvernement sont de vraies chances pour la Turquie. Parce que le DTP nous donnera la chance d’une synthèse avec les Kurdes. L’AKP avec l’islam. Pour que la République de Turquie puisse continuer sur une ligne orientée vers l’occident et en un seul bloc, il lui faut être en mesure de traiter ces problèmes non par le conflit mais par le compromis et l’entente.
Synthèse (ou compromis) ?
Pour cela, abandonnerons-nous la laïcité et l’unité de notre Etat ? Nous livrerons-nous comme des otages à l’extrémisme religieux et au tribalisme communautaire ?
Pas du tout ! Il ne sera pas nécessaire de modifier les bases fondamentales de la République ni ses symboles. On demandera juste aux militaires et aux civils qui partagent leurs inclinations spirituelles (le CHP, parti Républicain du peuple, nationaliste) de remplacer le motto des années 30 -“C’est Defendu !" - par celui des années 2000 : “C’est permis”. Voilà tout.
Un professeur d’université de sexe féminin aura toujours la tête découverte dans le cadre du service public qu’elle rend mais on ne se mêlera pas du couvre-chef de l’étudiante qui elle bénéficie du service public.
La langue officielle sera toujours le turc mais la mairie de Diyarbakir pourra diffuser des brochures dans la langue maternelle de ses administrés.
L’AKP sur un mode bien différent de ce qu’avait fait le Parti de la Prospérité (RP) a surgi sur la scène politique turque comme le représentant d’un ensemble politique ayant la prétention et le potentiel de réconcilier la laïcité et l’islam, la modernité et la tradition, la République et l’Empire ottoman, les anciens et les modernes. Il a poursuivi en les accentuant, les réformes lancées en direction de l’UE à partir de 2001. Et comme il n’avait pas de concurrent sur ce créneau il a été réélu en améliorant son score.
Ces réformes ont élargi l’espace public tout en réduisant l’espace militaire qui n’avait cessé de s’étendre depuis le coup militaire de 1960. La possibilité pour le Secrétaire du Conseil de Sécurité Nationale d’être un civil, l’abolition de l’obligation faite à ce même Conseil de livrer des informations secrètes, la suppression des Cours de Sécurité de l’Etat, la disparition du représentant militaire au sein du Conseil de l’Enseignement Supérieur. L’état-major en a été réduit à ne plus pouvoir émettre que des mémorandums par Internet. Et si à la place de l’AKP nous avions eu un gouvernement CHP, de l’affaire Ergenekon, nous n’aurions pas entendu prononcer ne serait-ce que la première lettre.
L’AKP est en train de gâcher sa responsabilité historique
Mais l’AKP, parce qu’il n’a pas accompli sa transformation de classe c’est-à-dire parce qu’il ne s’est pas encore transformé en bourgeoisie, commet faute sur faute. Son chef, Recep Tayyip Erdogan ne peut pas se contrôler, provoque et va de paroles malheureuses en paroles dangereuses.
Son parti et son administration de même : la censure de Darwin dans l’organe du TÜBITAK (le CNRS turc, NdT) en est le dernier exemple, édifiant, en date. Si nous revenons un peu en arrière, nous ne manquons pas d’exemples : à Diyarbakir, les lycéens prient dans la cave (Radikal, 11.03.09), à Adana, sur le toit (R., 17.01.09).
L’AKP refuse de voter la proposition législative selon laquelle “la police ne peut pas tirer tant qu’il n’est pas de résistance armée”. (R., 22.11.08). Le préfet d’Adana souhaite que l’on supprime la carte verte (carte d’accès aux services sanitaires et sociaux pour les familles nécessiteuses) aux familles des enfants (kurdes) ayant lancé des pierres. Puis le matraquage du dernier 1er mai à Istanbul. Et ce jusqu’aux services du SAMU qui recevront leur dose de gaz lacrymogène...
Mais tout cela n’est encore rien. Un seul acte de l’AKP peut suffire à mettre les gens hors d’eux parce qu’il symbolise l’ingérence dans la vie des autres : la prohibition progressive de l’alcool. S’il est quelqu’un pour vous faire boire de force, dites-le et nous nous opposerons à cette barbarie au nom des Droits des l’Homme ! Mais où trouvez-vous le courage de vous mêler de ce que moi, je bois ?
On ne parle même plus de la province. Dans la capitale elle-même, à Ankara, il n’est plus que le quartier chic de Cankaya où l’on puisse boire. Voilà où nous en sommes. Et dans ce quartier même (quartier présidentiel), un commerçant alévi se fait attaquer et blesser à coups de bouteille dans son échoppe située à moins de 300 mètres d’un commissariat. Les agresseurs sont relâchés. (R., 23.09.08). Comme le confesse M. Toptan, président de l’Assemblée nationale, la vente d’alcool est interdite dans le restaurant du Palais de Yildiz a İstanbul rattaché au parlement (R. 10.08.08).
A propos de la politique étrangère
Suivre une politique à plusieurs axes, dire qu’il ne sera pas de paix sans le Hamas, ne pas marginaliser l’Iran, tout cela est bien beau. Comme résister à Davos. Mais ça n’est guère glorieux de faire tout cela en arrêtant les réformes tournées vers l’UE ou encore en adoptant un style agressif ! Pour se rapprocher du Hamas, est-il nécessaire de porter atteinte à nos relations avec Israël ? De tirer par l’épaule le modérateur d’une table ronde à Davos puis de quitter la réunion avec fracas ?
On n’est pas à une réunion de section de l’AKP. Une telle attitude porte considérablement atteinte à l’image des Turcs et de la Turquie. On ne peut pas tout expliquer par son quartier d’origine ou par une chute de sa glycémie.
Mais il n’est sans doute pas de faute plus grave que celle commise au sujet du Soudan.
“Les Turcs accusés de génocide” accueillent chez eux et au plus haut niveau “Omar El Bechir lui-même accusé de génocide" ! Juste au moment où la Cour Pénale Internationale émettait un mandat d’arrêt contre ce personnage (R., 20.08.08). Et, suite à l’annonce du mandat on continue d’appuyer El Bechir. La raison officielle invoquée est une vraie calamité : “le président choisi par le peuple”.
Lumière ! Tout comme Kenan Evren qui avait commis un coup d’Etat en 80 contre le gouvernement choisi par le peuple et qui s’est fait élire président, par le peuple, lors du référendum constitutionnel en 82. En 89, El Bechir renverse le gouvernement de Sadik El-Mehdi élu démocratiquement, dissout le parlement et se fait élire président en 93. La seule différence, c’est qu’Evren était général de Corps et lui général de brigade. L’un était blanc, l’autre noir. Il est maintenant maréchal.
Comment l’AKP peut-il remplir sa mission historique ?
Tout cela m’intéresse en un point spécifique : cet AKP arrivé au pouvoir avec cette mission de réaliser la synthèse décrite un peu plus haut ne fait que renforcer le kémalisme des années 30 à cause des erreurs qu’il est en train de commettre. Il étend à nouveau l’espace des militaires. Tout comme le premier ministre, l’état-major a commencé de donner une conférence de presse hebdomadaire. En violant certaines lois que j’ai évoquées la semaine dernière.
Or à l’inverse du principe qui prévaut en politique étrangère selon lequel, il faut des militaires forts pour une diplomatie forte, le principe devant régir les affaires intérieures est le suivant : des militaires faibles pour une démocratie forte. Je veux dire par là que dans un régime, si les militaires parlent d’en haut et très fort, alors la démocratie n’est que de pacotille. Et un tel pays ne peut faire autre chose que ramper face à ses problèmes internes (mais aussi face aux crises externes).
Alors l’AKP ? Comment peut-il finalement remplir sa mission ? C’est simple : en s’inspirant du Mazlumder (une association des droits de l’Homme fondée par des personnes très dévotes - NdT) : en refusant toute forme de discrimination. En prenant position pour la campagne de demande de pardon aux Arméniens. En dénonçant violemment toute violation des Droits de l’Homme. En lançant des procédures contre les généraux Tolon et Karadayi au sujet de leurs enregistrements téléphoniques (le premier de ces généraux en retraite est maintenant en train d’être jugé dans le cadre de l’Affaire Ergenekon pour avoir préparé un coup militaire - NdT). En prenant position auprès de chaque homme “victime” sans mêler la religion à ce positionnement. A la fois à Gaza et au Darfour.
Certains membres de la mouvance islamiste s’opposent aux accusations portées contre El Bechir. Ils nous disent : mais pourquoi la CPI ne passe-t-elle pas à l’action en Palestine ? Les occidentaux sont contre l’Islam. Et tous ceux qui exagèrent ces événements (le Darfour) sont tous ceux qui se pourlèchent les babines en pensant au pétrole, etc...
Mais que dit le secrétaire général de Mazlumder, M. Gergerlioğlu : “ [ le mandat d’arrêt] ne doit pas être soumis à des calculs stratégiques et politiques. Sans commenter ces accusations graves de massacres de masse à la lumière de motivations politiques et de réflexes religieusement partisans, [il faut] s’en référer tout d’abord au seul critère des droits de l’Homme”.
Mazlumder nous montre la seule voie possible de sauver la Turquie (et l’AKP).