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Baskın le jardinier

jeudi 31 août 2006, par Marillac

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Tout a commencé avec du fumier de chèvres. Encore une histoire à dormir debout, me répondrez-vous. Peut-être. Encore une des ces histoires à la Diderot, un de ces scénarios à la Kiarostami, un de ces films magistraux qui ne peut advenir sans la béquille du théâtre, de la comédie ou de la fiction. Un antiroman de plus pour un antihéros tout simplement saisissant.

L’ami Baskın Oran n’est donc pas disponible. La faute au fumier de chèvres. Dans une heure, me dit-il. Sur la marina de Bodrum, je prends place en terrasse de ce Zeynos qu’il nous a tant et si bien narré. La chaleur est dense, le soleil blanc comme les murs du vieil Halicarnasse. Les chopes de bière se succèdent à rythme soutenu. A droite, ce qu’il reste de cette fameuse pâtisserie Pingouin, un ancien fournil de boulanger. « Bodrum, ce sont avant tout ces deux arcs qui se rejoignent sur la forteresse : à gauche, le quartier des réfugiés de Crète. A droite, les autochtones. » Baskın est un pionnier, un amateur - au sens noble - et un poète de l’histoire locale en Turquie. Un passionné de la petite histoire ; celle qui se laisse narrer dans sa propre langue ; celle qu’on oublie aussi parce qu’elle irrite parfois les cadres « immuables » de la grande. Il aime sincèrement ce Mehmet Dalavera dont il a fait le narrateur d’un de ces livres sur Bodrum. C’est encore lui qu’on a choisi depuis l’Australie pour la publication de l’épopée d’un jeune enfant arménien dans l’enfer que fut l’Est anatolien entre 1915 et 1920 : il vous la raconte avec toute l’émotion qui fut la sienne quand on la lui soumit...

Main gauche, au terme de cette baie, la non moins fameuse discothèque de l’Halicarnasse qui, le soir venu, inonde le port de sa musique et de ses lumières : Bodrum est devenu le domaine de la fête. Au coin du port, s’élance droit vers les collines qui le surplombent, l’avenue Zeki Müren, du nom du chanteur travesti devenu gloire nationale. Un assez joli musée en évoque la vie, la carrière et les villégiatures à Bodrum.
J’y reçois un coup de fil. « Sois le bienvenu à Bodrum. Viens donc me voir que nous fassions connaissance. Je suis dans le petit kiosque du jardin. »

Ah, Baskın, inimitable jardinier ! Fier de son tout nouveau fumier de chèvres dont il a laissé le sac en toile de jute dans un coin, il ne l’est pas moins de son jardin - son « bahçe » - étroit, dense et frais entre quatre murs blancs dont il narre parfois les aventures au fil de ses éditoriaux. Pour Nature et jardins ? Non bien évidemment. Pour des quotidiens ou des hebdomadaires résolument engagés dans le combat pour la liberté d’expression et la démocratie en Turquie.

Non sans donner le tournis à ses adversaires - nombreux et déterminés -, il vous y raconte tout un monde : le temps et la patience, l’expérience aussi, qui conviennent au plein épanouissement de ces si fragiles fleurs de cire dont les racines sont si promptes à se planter en terre, ou de ce jasmin au parfum enivrant qu’il aura mis des années à faire grimper, en délicat équilibre, sur la rampe de son escalier...

Jusqu’à ce qu’un « terrible » Mehmet ne vienne faire œuvre de propreté parmi cette frêle architecture. Ah, terrible penchant que celui de l’hygiénisme ! Il vous y raconte aussi combien le fumier de chèvres ânonnantes constitue - et de loin - le terreau le plus propice à la croissance d’un tel jardin, véritable enclave de fraîcheur et de vie sous la canicule blanche qui brûle tous les cuirs alentour.

Baskın le jardinier ? « Baskın le fou ! nous rétorque l’écrivain Enis Batur. Je l’aime beaucoup. C’est certainement l’un des intellectuels - l’intellectuel - le plus solide de Turquie à l’heure actuelle. »
Solide parce que jardinier. Il n’a de cesse de biner le terreau de la démocratie pour y confondre ce fameux fumier de chèvres.
« Ce que je dis aujourd’hui, je n’aurais pas pu le dire il y a 5 ans, indique-t-il. Tu dois te souvenir de ceci : la Turquie connaît un développement phénoménal de sa société civile. C’est l’évènement capital de ces dernières années. Lors de mon procès, ce sont plus de 35 personnes que je ne connaissais pas qui sont venues de toute la Turquie. De Hakkari à Izmir, les représentants des barreaux locaux avaient fait le déplacement. »

Un opiniâtre jardinier

La terre qu’il aime travailler : le droit à la défense. « Ils ne se rendent pas compte de tous les espaces d’expression qu’ils nous offrent en nous assignant devant les tribunaux. »

Tout y passe : de l’explication de textes à l’humour cinglant en passant par la contre- argumentation la plus solide. « C’est ce pourquoi me paye l’Etat turc : je suis prof d’université ; je ne fais que mon travail. »

« Il fut un temps où la Turquie était un pays sous-développé : les gens ne savaient ni lire ni écrire. Aujourd’hui, elle l’est un peu moins. Les gens savent écrire. Mais pas toujours lire. »

Du coup, l’exégèse s’impose face à l’autorité des choses jugée et « jugeantes » surtout lorsque pour une prise de position sur la question des minorités en Turquie, un procureur l’accuse de... pornographie.

Parmi les lecteurs avisés de ses adversaires, la menace du ridicule est vite perçue. La parade consiste à laisser traîner les affaires jusqu’à prescription histoire d’éviter les déferlantes préjudiciables aux autorité et crédibilité de l’institution. Mais pour Baskın pas question de laisser passer, pas plus que de laisser pourrir les mauvaises herbes parmi les fleurs.
«  Il est l’un des rares à oser provoquer l’appareil de manière frontale , nous confie un jeune professeur à l’Université de Galatasaray. C’est ainsi qu’il est devenu l’une des figures de proue de la société civile ces dernières années. »

Tous les recours sont bons pour se retrouver face au juge dans le prétoire. Et s’il le faut jusqu’à la Cour Européenne des Droits de l’Homme. « Parmi les dernières réformes juridiques du gouvernement AKP, il en est une qui surpasse toutes les autres, précise Professeur Baskın. C’est la réforme constitutionnelle qui pose la suprématie des règles de droit international - des traités et conventions signés par la Turquie - sur les règles de droit interne en cas de conflit entre ces normes. » La jurisprudence, ma foi, elle suivra comme la montée en puissance de la société civile et par là de la démocratie.

Baskın se fait intarissable.
« On ne s’en rend pas toujours compte mais ces dernières années la Turquie a connu sa seconde révolution par le haut après le kémalisme des années 20-30.
Dans un pays comme celui-ci qui n’a connu sa Magna carta qu’en 1806 - six siècles après celle octroyée à la noblesse anglaise -, les choses ne pouvaient vraiment avancer que par une impulsion donnée par le haut.
L’important aujourd’hui c’est que cette impulsion soit relayée par la base, par la société : et c’est ce qui est en train de se passer.
Parce que au final, si l’écart original entre l’Europe occidentale et la Turquie est de six siècles, il a tendance à se réduire très rapidement à cause de ce qu’on appelle la globalisation.
La Turquie est un pays qui a beaucoup de chance : c’est un pays qui, de par sa géographie, a toujours été très ouvert au monde et aux tendances qui le traversent.
 »

Et de fait des fleurs et des idées ne cessent d’y pousser. Baskın a la main verte. Montré du doigt, il y a deux ans, pour un iconoclaste rapport sur la question des minorités, il a planté les graines d’un débat neuf en Turquie sur les notions de sub et sur identité. Traitant de la question kurde, le Premier ministre devait s’emparer du concept l’année dernière : repris par l’opposition qui le condamne, il fait désormais partie intégrante du débat et du vocabulaire politiques en Turquie.
Et voilà bien ce fameux fumier de chèvres qui se laisser percer, bien malgré lui, de jolies pousses irrésistiblement grimpantes, gorgées de vie.

Tata dialectique

Baskın vient juste de prendre sa retraite. 61 ans et encore plein d’idées dans le vent.
« Je n’avais plus le temps de lire. Comment veux-tu écrire dans ces conditions ?
Aujourd’hui, c’est la délivrance. Tout mon temps pour mon épouse et mes livres.
 »

De la jeunesse, il a laissé le plus dur, le plus intransigeant et le plus violent. « Il fut un temps où critiquer l’URSS n’était pas politiquement correct, confesse-t-il. C’était porter atteinte à l’idéologie et à la prophétie marxiste. »

Il en a gardé la fougue intacte, une indéracinable force vitale qui ne laisse point aller son jardin à la friche. D’un optimisme prudent et réaliste - « aujourd’hui, nous ne sommes qu’une poignée à penser et agir ainsi. L’important c’est de tenir une tête de pont. Quand elle sera solide, crois-moi, nombreux seront ceux qui nous rejoindront » -, ce jeune retraité serait comme l’incarnation d’un Eloge de la vieillesse selon Herman Hesse :

« Bien des choses agréables nous sont promises avant que nous ne nous engagions dans l’hiver. Les raisins bleutés vont devenir moelleux et sucrés, nous allons entendre les garçons entonner leurs chants pendant les vendanges et admirer les jeunes filles coiffées dans leur foulard coloré, se tenant dans les feuillages jaunissant des vignes comme de belles fleurs des champs. Bien des choses agréables nous sont promises, des choses qui ont aujourd’hui encore un goût amer mais qui nous sembleront si délicieuses lorsque nous serons mieux initiés à l’art de mourir... »

Le temps des vendanges est venu. Baskın joue sans cesse d’un sécateur opiniâtre et serein.
« Tu sais, c’est la vieille tante dialectique », lance-t-il. La vraie philosophie de cet aède turc. « Elle ne te laisse jamais aller au pessimisme parce que du fond du trou, tu sais pertinemment que tu pourras rebondir. Elle ne te laisse pas plus aller à l’optimisme irresponsable parce que du sommet tu sais bien que la chute n’est pas très loin. »

Et qui, mieux qu’un jardinier dans l’âme, pouvait s’enticher d’une telle parente ?

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