Un voyage en Turquie pour mieux comprendre les familles de cette origine ? Le centre social Papin du quartier Franklin a tenté. Avec succès.
Mulhouse envoyée spéciale-
L’an dernier, Semiha Sipahi a emmené en Turquie des mères de famille turques, des travailleurs sociaux, des adolescents. Et ce n’était pas du tourisme. La note d’intention du projet posait : « La démarche vise à une connaissance approfondie de l’histoire, des origines, des us et usages de nos habitants, nos voisins turcs. » Pas inutile dans une ville qui a voté pour l’extrême droite à plus de 25 % lors de la dernière présidentielle. Et éclairant pour tout le monde. « Certains Français pensent qu’il n’y a que des bidonvilles en Turquie », explique Erkan, adolescent d’origine turque, l’un des trente-cinq participants au voyage. « Oui, j’imaginais un pays moins riche, et moins développé », avoue Léonard, collégien comme lui.
Travail de déminage
Il y a vingt ans, à son arrivée de Turquie, lorsqu’elle rejoignait un mari réfugié politique, Semiha Sipahi avait un diplôme de sciences politiques. Elle a fait des ménages. Aujourd’hui, au centre social Papin où elle est médiatrice, on ne jure que par elle. Dès qu’elle tourne les talons : « C’est notre wonder woman », elle est si « précieuse », « elle a de l’énergie pour quinze »... Au jour le jour, elle fait dans le quartier populaire Franklin un patient et fructueux travail de déminage. Une enseignante l’appelle au secours parce qu’un élève turc a insulté un collègue. Des vieux Turcs qui ne parlent pas le français viennent la trouver pour des histoires de retraite. Dans la cour de récréation d’un collège, une petite adolescente de sixième la salue en frétillant : elle fait partie des cinq élèves voilées qui ont enlevé leur foulard, après le vote de la loi sur l’interdiction des signes religieux, grâce à sa médiation.
Jean-Marc Becker est le responsable des Segpa (sections d’enseignement général et professionnel adapté) du collège Kennedy, classes pour élèves en grande difficulté. En 2000, la sectorisation scolaire a changé et l’établissement a vu affluer des enfants d’immigrés. Aujourd’hui, il y a 26 nationalités différentes ; les Turcs représentent 11 % des élèves, souvent issus de milieux ruraux. « Il me fallait une traduction linguistique et aussi culturelle : je ne comprenais pas comment ces familles fonctionnaient, les parents raccrochaient au nez quand on appelait, ils ne connaissaient pas bien l’école. » Sur les murs de sa classe, l’enseignant a accroché des traces de ce voyage auquel il a participé, et du partenariat avec une école de la ville d’Iznik. Des lettres dans lesquelles les élèves turcs se livrent. Un garçon demande : « Vous écoutez quel type de musique ? Vous portez quelle marque ? » Lui aime Nike, Adidas, Puma, Waikiki. Comme ici. Une demoiselle : « Si une fille propose de sortir à un garçon, que pensez-vous d’elle ? Nous les filles, on est plus sentimentales, nous gardons notre amour, on attend qu’un garçon nous propose. » Postée devant les missives, Semiha Sipahi remarque : « Il y a vingt ans, on n’aurait pas osé écrire ça. » Les courriers sont affichés exprès. Quand ils viennent, les parents turcs voient ces messages écrits dans leur langue. De même, « en glissant quelques mots en turc, cela peut contribuer à lever les blocages institutionnels entre eux et nous », estime Jean-Marc Becker. « Tout ce qui peut se faire pour mieux comprendre le fonctionnement culturel de nos élèves et de leurs familles va dans le bon sens », renchérit le principal du collège Kennedy.
Olivia Drey y enseigne en Segpa. Un quart de ses élèves sont turcs. Elle aussi était du voyage. « Ce sont peut-être des clichés, mais, à l’école d’Iznik, je m’attendais à quelque chose de moins évolué. J’ai ouvert un livre d’anglais, c’étaient les mêmes méthodes qu’ici, la salle d’informatique était mieux équipée que la notre. Seule la discipline ressemble à celle d’il y a trente ans. » Cela n’a pas échappé aux adolescents français du voyage. « En classe, il y a le calme complet, et le respect du prof », rapporte Léonard, mi-admiratif, mi-effaré. Les élèves étaient en uniforme. Erkan et Cem, tous deux d’origine turque, font mine d’apprécier : « Les élèves, il ne faut pas trop les laisser libres, sinon... » Là-bas, Erkan est entré pour la première fois de sa vie dans une mosquée. Avec Cem, ils ont acheté des jeans et des faux Lacoste : « Ils savaient qu’on était français à notre manière de s’habiller. »
Les autres membres du groupe ne connaissaient pas la Turquie. Ils y ont été interpellés sur l’intégration à l’Europe, leurs salaires, leurs mode de vie. Cela les a remués. Dans la campagne turque, Agnès Deshayes, en charge du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles Haut-Rhin, a replongé dans son passé. « Je suis fille de cultivateurs du Nord. Là, ces femmes avec leurs jupes longues inappropriées, ça m’a rappelé ma mère quand elle était aux champs, quand on ramassait des betteraves. » Catherine Maric, infirmière scolaire, a eu l’impression de marcher sur les traces de ses ancêtres : « On a traversé le Bosphore. Ma famille s’est sauvée de Sibérie, elle a dû passer par là, elle aussi. » De retour, elle dit : « Je perçois les Turcs plus européens qu’avant. »
Christine Schlaeder, elle, a été confortée dans ses choix. Elle vit depuis vingt ans dans le quartier Franklin, malgré les remarques « pourquoi ne déménages-tu pas ? pourquoi laisses-tu tes enfants dans ces écoles ? ». Animatrice au centre social Papin, elle travaille en direction des familles turques. Le voyage a impliqué certaines d’entre elles, qui apprennent le français. A Istanbul, à Ankara, en Cappadoce, les Turques de Mulhouse étaient heureuses de traduire, d’aider, de jouer les intermédiaires. « C’était valorisant pour elles. Depuis, les liens sont plus forts avec ces femmes, qui s’investissent beaucoup, a constaté Christine. Grâce à elles, après, on touche encore d’autres familles », flattées de la curiosité et de l’intérêt que leur pays inspire, davantage confiantes.
« Comme des invitées »
Nuran reçoit chez elle, avec sa belle-soeur Fatma. D’un geste attentionné, elle tend une assiette remplie de feuilles de vigne, de boulettes de viandes, de pain chaud. « J’étais très contente de leur montrer le pays », dit-elle avec un sourire qui fend la pudeur. Fatma acquiesce : « A mon arrivée en France, c’est mon mari qui allait acheter le pain, je n’osais pas sortir. » La famille a d’abord vécu dans un taudis, au centre-ville. A la suite d’une grève de la faim pour avoir des papiers en 1992, les deux maris sont devenus entrepreneurs dans le bâtiment. Et voisins. En trois mois, ils ont fait construire deux pavillons colorés en banlieue de Mulhouse. Nuran et Fatma s’y sentent bien. « En Turquie, pendant le voyage, on était comme des invitées. »
Semiha Sipahi tenait absolument à la présence de ces femmes : « C’est bien qu’elles sortent de chez elles. J’entends beaucoup chez les Turcs : « Je ne veux pas que mon enfant devienne français . » » Ce voyage, c’était aussi pour dire qu’il n’y a rien à craindre à le devenir. » Semiha distribue une invitation à la projection d’un film turc, rend à Nuran des tissus empruntés pour la Fête du monde et finit un thé brûlant. Elle est française depuis 1991.