Istanbul, un matin enneigé de février 2006. Hasan Cemal se rend au tribunal dans la voiture blindée, avec le garde du corps et cette « lassitude immense » qui ne le quittent plus depuis des mois. La foule l’attend déjà, poings serrés et levés, aux cris de « Traître à la patrie ! », « Vatan haini ! »
Hasan Cemal est jugé, avec quatre autres journalistes et intellectuels, pour avoir critiqué l’interdiction d’une conférence sur « les Arméniens ottomans lors de l’effondrement de l’Empire », l’année précédente, à l’université de Boğaziçi. Sur le banc des accusés, il pense aux menaces de mort qui lui valent cette Jeep blindée. Au journaliste Abdi Ipekçi, abattu en 1979. Au prêtre italien Santoro, tué par balles deux jours plus tôt à Trabzon. Et à son ami Hrant Dink, rédacteur en chef du quotidien Agos, accusé comme lui « d’insulte à l’identité turque » et qui, contrairement à lui, a été condamné.
Les slogans et les sifflements parviennent jusqu’à la salle d’audience du tribunal de Bağcılar. Hasan Cemal sait qu’aux yeux de cette foule gonflée au nationalisme « gros bras » de la série télé La vallée des loups, son cas est particulier. Lui, Hasan Cemal, est pire qu’un traître à la patrie : il a trahi son propre sang, son grand-père.
« Petit-fils de »
Hasan Cemal est journaliste depuis plus de 40 ans. Il est connu, reconnu, ancien rédacteur en chef de Cumhuriyet, actuellement éditorialiste du quotidien Milliyet. Mais Hasan Cemal est aussi, d’abord, le petit-fils du général Cemal Paşa, l’un des trois principaux dirigeants du gouvernement ottoman dans ses dernières années, notamment en 1915. Cemal Paşa est mort en 1922, assassiné à Tbilissi par des militants arméniens.
Dans la famille de Hasan Cemal, qui n’a donc pas connu son grand-père, on ne parlait presque jamais des événements de 1915. Adolescent, jeune adulte, quand il posait des questions, on lui donnait les mêmes « réponses » que ses livres d’histoire : l’alliance des Arméniens avec les Russes, l’exode, les maladies, les « conditions de la guerre » (« savaş şartları »).
Avec le recul, Hasan Cemal se rend compte qu’il ne savait rien – et que la plupart des Turcs ne savent toujours rien – de ce qui s’est passé en 1915. Dans ce livre, il publie ses textes sur le sujet depuis les années 80 : des articles, des chroniques, des pages de son journal intime… Longtemps, il a parlé de « tragédie » mais niait le génocide. Puis il a utilisé le mot mais avec des guillemets. Finalement, lors d’une conférence à Los Angeles en mars 2011, il proclame à une assemblée largement composée de membres de la diaspora arménienne : « Je comprends votre douleur face au génocide, je la partage. »
Briser le double verrou
- Hasan Cemal vient de publier un livre qualifiant de génocide les massacres d’Arméniens survenus en 1915-17 dans l’empire ottoman
- une prise de position rare en Turquie où le terme est récusé par les autorités et reste encore largement tabou.
Dans 1915 : Génocide arménien, Hasan Cemal analyse son cheminement personnel de la négation à la reconnaissance. Il parle de deux verrous : le verrou intellectuel et le verrou émotionnel. Le verrou intellectuel, il l’a brisé à force de lectures et de recherches. Depuis les années 1990, des historiens turcs – certes rares mais ils existent – publient en effet des livres sur 1915 et contredisent l’histoire officielle.
Hasan Cemal n’opère pas seul ce cheminement intellectuel. En 2005, l’université privée de Bilgi organise la fameuse conférence sur la question arménienne interdite à Boğaziçi quelques mois auparavant. Trois ans plus tard, en décembre 2008, il lance avec 200 intellectuels une pétition demandant « pardon » aux Arméniens (« Özür diliyoruz »), qui affiche aujourd’hui plus de 30.000 signatures.
Quant au verrou émotionnel, c’est Hrant Dink qui l’a brisé. Son ami, Hrant Dink. Ce journaliste turc d’origine arménienne qui, jusqu’à son assassinat en janvier 2007, a œuvré toute sa vie pour rapprocher les Turcs et les Arméniens, encourageant les peuples à se comprendre, à reconnaître et respecter leurs souffrances mutuelles plutôt que de se renvoyer à la figure des statistiques macabres. Hrant Dink qui, comme Hasan Cemal, comme l’écrivain Orhan Pamuk et comme tant d’autres intellectuels de ce pays a été traîné en justice parce que reconnaître le génocide, c’est « insulter l’identité turque », selon l’article 301 du code pénal.
Un thé et trois œillets blancs
Hasan Cemal demande la suppression pure et simple de cet article, certes modifié en 2008 mais toujours menaçant. Il s’attarde à plusieurs reprises sur la formule fétiche des autorités turques, qu’il a lui-même longtemps employée mais qu’il trouve finalement très « cliché » : laisser l’histoire aux historiens (sous-entendu, « plutôt qu’aux politiques »). Certes, écrit Hasan Cemal, mais l’histoire est-elle vraiment laissée aux historiens ? Les historiens sont-ils vraiment libres quand une épée de Damoclès menace en permanence leurs recherches ?
Et pourtant, selon lui, il n’y a pas d’autre alternative que d’affronter l’histoire. « En être prisonnier », « vivre dans le mensonge », c’est – dit-il – laisser le champ libre aux nationalismes, qui ont déjà beaucoup trop tué, et ce des deux côtés. En couverture du livre, il publie une photo de lui-même, en 2008, déposant trois œillets blancs sur le mémorial du génocide, à Erevan, en Arménie. C’est là qu’il a rencontré et bu un thé avec Armen, le petit-fils de l’homme qui a assassiné à son grand-père. Ils se sont promis de se revoir à Istanbul.
*Hasan Cemal, 1915 : Ermeni Soykırımı, Everest Yayınları, 2012, 230 pages, 18TL