L’évènement est grave : un magistrat de la haute cour administrative a été tué et plusieurs de ses collègues blessés par un illuminé surgi dans les bureaux du Conseil d’Etat au cri « d’Allah est grand ».
Et toute la presse, l’ensemble des médias turcs, précédés ou suivis par les partis d’opposition (le vrai-faux, parlementaire et de « gauche » nous dit-on, dirigé par M. Baykal ; le vrai, bureaucratico-militaro-policier) de s’engouffrer immédiatement dans la brèche pour dénoncer une atteinte gravissime à la République laïque, ne cherchant à interpréter cet évènement qu’en termes de conséquence directe du conservatisme qu’ils reprochent au parti au pouvoir (l’AKP, islamo-conservateur de Tayyip Erdogan).
Une semaine après l’attentat, les premiers contours évidents de l’affaire ont tendance à s’estomper : mais là n’est pas la question ; elle est plutôt dans ce réflexe d’un manichéisme politique et social qui plaque, de manière quasi pavlovienne, des schémas, des grilles de lecture et des représentations intangibles sur des réalités mouvantes et différenciées : poser la question de l’interdiction du port du voile = mise en cause de la laïcité = réaction = terrorisme.
Or souvenons-nous de ce que nous disait Edward Saïd : les représentations ne sont pas neutres ; elles ont des fins. Et aurait-on envie de rajouter : plus elles sont figées plus elles se résument à leurs fins...
Voilà pour une certaine Turquie qui, par ignorance mais aussi par cynisme et calcul, se rassure en rejouant le drame d’un ancien combat, celui de la République naissante, en reproduisant quasi-littéralement le geste d’un mythe qui aujourd’hui confine au slogan.
Jetons également un oeil aux réactions venues de l’étranger : le symbole fort d’une attaque islamiste contre une magistrature, pilier de l’élite laïque, n’a pas peu contribué à renforcer et confirmer encore les images d’Epinal dont les éditorialistes du monde entier nous rebattent les oreilles sans lassitude aucune. Et notamment celles d’une Turquie irrémédiablement coupée entre une élite-croupion occidentalisée et un peuple aux forts penchants islamo-conservateurs ; coupure dont la dynamique permettrait de rendre compte de la totalité d’une histoire républicaine turque, dès lors réduite à un bien pauvre et stérile petit mouvement de balancier entre progrès et réaction.
Quelques remarques s’imposent : qu’une telle vision nourrisse les discours d’une large frange conservatrice européenne opposée à l’adhésion turque pour des motifs culturels, cela n’est en somme guère surprenant.
Mais, de manière plus inquiétante, elle est aussi le lot des tenants d’une certaine posture morale (entendez généreuse) et condescendante selon laquelle il faut porter assistance à la Turquie sous peine de l’abandonner à ses archaïques démons : comment ces gens-là ne mesurent-ils pas combien cette très tolérante condescendance ne tord pas le cou aux vieux préjugés culturalistes mais contribuent plutôt à les renforcer en les recouvrant d’un vrai vernis de bonne conscience morale ? « Ils nous sont bien irréductiblement et éternellement différents, mais, que diable, aidons-les ! »
Se tient-là, au-delà du conservatisme culturaliste le plus débile, une manière de relativisme culturel, « tolérant », rétif au contact et chargé de relents communautaristes dont la perception des conséquences font à certains refuser la perspective d’une Europe bâtie sur un tel luxe moral (Alain-Gérard Slama, dans ce sens, est tout à fait fondé à refuser l’adhésion de la Turquie : il fait fausse route lorsque, pour dénoncer ce « bien-pensisme » de gauche, il retombe dans les travers culturalistes de droite, il est vrai plus honnêtes).
Comment ne pas voir que ce schéma, cette représentation occidentales de la Turquie, de sa société et de son histoire sous des catégories figées et quasi éternelles correspond exactement à la vision mythique et glorieuse d’une Turquie triomphant des ténèbres de l’obscurantisme dans laquelle se réfugient consciemment ou non une partie de la population et des élites turques, plus soucieuse d’une cristallisation des (op)positions que de la gestion d’un avenir par nature incertain ?
Comment ne pas voir que cette vision « rouillée » et généralement partagée de ce pays est fondamentalement celle dans les perspectives de laquelle se rassurent les éléments les plus conservateurs en Turquie, islamistes ou nationalo-républicains ?
Comment ne pas voir qu’en définitive, nous avons ici affaire aux symptômes d’un seul et même conservatisme affronté à une seule et même crise, une seule et même mutation ; celle d’un monde moderne construit sur des hiérarchies et des divisions entre peuples, divisions qui structuraient des représentations dont les soubassements sont aujourd’hui ébranlés dans l’univers globalisé qui est devenu le nôtre ?
De quelle crise, de quelle mutation parlons-nous ?
a- Celle d’une démocratisation et d’une montée en puissance de la société civile turque qui remet en cause nombre de privilèges, d’idées, d’habitudes et de prérogatives et qu’on tente de dénigrer voire d’entraver sous des accusations d’islamisme réactionnaire. Hyper conscients de cette évolution et de sa nécessité, ce sont des penseurs de gauche au regard perçant comme Baskin Oran qui prennent paradoxalement la défense de ce que portent les « islamistes » : « aucune chose ne reste identique à elle-même, ne rentre deux fois dans le même fleuve. Nous ne pouvons nous rassurer en nous disant qu’ils (les islamistes de l’AKP) pratiquent la dissimulation (jouent double-jeu). »
b- Celle de pays occidentaux pour qui la Turquie, relevant par nature et en principe des régimes despotiques orientaux, se hisse, par et pour ce processus même d’émancipation sociale et politique sur le même plan de référence - « le même niveau de développement » - que celui des sociétés occidentales, les interpellant - c’est bien le propre de la démocratie - sur les mêmes problématiques qu’il s’agisse de citoyenneté, d’identité, de mémoires, de démocratie. Or c’est ce processus qu’on cherche toujours à dissimuler, ici en occident, derrière le paravent d’une irréductible arriération (droite), quand bien même lui décernerait-on l’excuse d’une impuissante modernisation (gauche).
Car dès lors qu’un pays « en développement » surgit sur la scène des pays développés, le « summum » du développement et de la modernité cesse de n’apparaître qu’en objectif ou fin de l’histoire ; il devient lui-même problématique : que faire, aujourd’hui, avec notre modernité ? La question, assurément angoissante, secrète nombre d’anticorps conservateurs.
Quand les représentations et vieilles catégories tendent à n’avoir plus prise sur le réel, ne demeurent que leurs seules fins cyniques auxquelles se raccrochent des conservateurs aux slogans mécaniques qui, plaqués sur du vivant, confinent à un ridicule sans cesse plus appuyé.
Ne serait-ce la gravité des évènements, les gesticulations conservatrices en Turquie sont chaque jour plus grossières. Les discours politiques et journalistiques en Europe ne le sont pas moins.
La seule alternative : libérer une parole (toujours dérangeante, jamais confortable) et faire en sorte qu’elle soit écoutée. Voilà bien ce à quoi se voue Turquie Européenne, à la mesure de ses modestes moyens.