Alors qu’à l’approche de l’hiver, Turquie et Europe s’approchent à nouveau du gouffre d’une nouvelle crise dans leurs tumultueuses relations, Turquie Européenne vous propose un petit retour sur un point de vue de Baskın Oran qui n’a pas encore perdu, hélas, de son actualité. Politologue et professeur de Relations Internationales à l’Université d’Ankara, Baskın Oran nous livre ici le script d’une conférence prononcée à Paris en avril 2004.
Il n’y a pas très longtemps, à peine un an de cela, les relations entre La Turquie (T) et l’Union Européenne (UE) étaient déplorables. L’espoir de la T. d’entrer dans l’UE était toujours et traditionnellement au zenith, mais sa chance quasiment nulle. Les porte-parole de l’UE, ainsi que tous les responsables et non-responsables conseillaient à la T. de ne pas trop insister.
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Au mois de Mai 2003, un changement radical et soudain s’est produit dans les propos d’importantes figures de l’UE. Les responsables ont commence à déclarer ouvertement que la T. était très importante pour l’organisation.
En cherchant le pourquoi de ce changement, on ne peut que se référer aux efforts incroyables déployés par la Turquie pour la démocratisation du pays et le développement des droits de l’homme et des minorités : en Octobre 2001 trente-quatre articles de la Constitution ont été modifiés, entre février 2002 et août 2003 sept Paquets d’Harmonisation avec les règles de l’UE ont été promulgués, la peine capitale abolie. Maintenant on évoque un 8e Paquet pour le mois de Mai 2004 et de vingt nouvelles modifications de la Constitution (Radikal et Milliyet, 10.3.04).
En fait, ces réformes initiées par le parti au pouvoir (AKP) sont tellement importantes que, je pense qu’il faudrait les qualifier de “ deuxième tsunami ”, par référence à la première, celle des fameuses reformes kémalistes des années 1920 et 30 qui avaient elles aussi stupéfait le monde occidental d’alors. C’est sans doute grâce à ces réformes que, depuis 17 Mars 2004, la T. n’est plus soumise au processus de ‘’monitoring’’ mis en place en 1996 par la commission de suivi de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
Mais je ne suis pas d’avis que le changement brusque d’atmosphère en Europe provient de ces réformes. Le Rapport de Progrès adopté le 5 Novembre 2003 reconnaissait leur importance mais ne manquait pas de souligner avec soin qu’elles ne serviraient à personne si elles restaient sur le papier. Ces réformes ont sans doute beaucoup contribué à cette attitude, mais pas assez pour faire passer la T. sous l’arc-en-ciel. Donc, pour savoir pourquoi, je propose de jeter un coup d’oeil à quelques uns de ces propos car ils expliquent eux-mêmes et d’une façon assez claire la véritable raison.
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G. Verheugen, qui n’est pas particulièrement connu comme un sympathisant de l’entrée de la Turquie dans l’UE a fait la déclaration suivante le 9 Mai 2003 : “A la lumière des développements survenus dans la région de la crise [de l’Iraq], je pense qu’il serait opportun d’inclure dans l’Union un Etat laic et Musulman." (Hürriyet, 9.5.03)
Enoco Landaburu, le 13 Mai 2003 : “L’Union ne doit pas manquer cette chance historique. L’inclusion dans la famille européenne d’un pays musulman qui applique nos valeurs de démocratie et de droits de l’homme est un gain pour la position géopolitique de l’Union. Une structure multiculturelle qui aurait assimilé les différences religieuses, et fortifiée par une démocratie vigoureuse pourrait transformer en une puissance mondiale une Union européenne dont les frontières s’étendraient jusqu’à l’Iran”. (Radikal, 17.5.03)
S. Berlusconi, le 19 Mai 2003 : “Pour être pris en considération, il faut également développer une force militaire. L’Europe peut y arriver en étendant ses frontières, en particulier vers la Turquie et la Russie”. (Hürriyet, 19.5.03)
Et une citation qui n’a pas été reprise par les journaux mais qui a fait son chemin jusqu’à mon oreille délicat de témoin de diplomatie turque, celle de M. de Villepin au cours de sa visite officielle en T. toujours en Mai 2003 : “La leçon que l’Iraq nous a apprise : Nous n’avons pas besoin de plusieurs petits pays dans l’Europe, mais d’un grand. ”
Quelques mois plus tard, les participants à un dîner au Musée maritime d’Amsterdam, ont entendu M. Verheugen déclarer le 6 Novembre 2003 : “Il pourrait y avoir un conflit potentiel au 21e Siècle entre l’Occident et les pays islamiques. C’est pourquoi la Turquie est extrêmement importante ”.
M. Verheugen à Der Spiegel le même jour : “ Le 11 Septembre est l’un des plus grands conflits entre le monde islamique et les démocraties occidentales. Si nous prenons la décision d’inclure la Turquie dans notre camp, la chance augmentera de nous éloigner de tels conflits, ou bien, d’atteindre une solution pacifique. Un pays musulman comme la Turquie peut devenir membre de l’UE. ” (Cumhuriyet, 7.11.03).
Le même jour toujours, l’éditorialiste de The Times a écrit : “La Turquie est un pays d’une importance stratégique immense, un carrefour culturel et géographique et un exemple pour les autres pays musulmans sur la voie de la démocratie pluraliste. ” (Radikal, 7.11.03).
Toujours de M. Verheugen, au 9è Forum Européen à Berlin, le 16 Novembre 2003 : “On craint que le plus grand conflit du 21e Siècle soit vécu entre les puissances occidentales et le monde islamique. La T. est le pays le plus important qui pourrait démontrer que la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme sont compatibles avec l’Islam… Apres le 11 Septembre, les chefs d’Etats et de gouvernements des pays de l’Union ont compris que l’attachement de la Turquie aux démocraties occidentales est impérative”. (Radikal, 16.11.03).
Quand la terreur aura frappé Istanbul, Verheugen dira que ces attentats rapprochent la Turquie de l’Europe. (Radikal, 22.11.03). Il dira aussi : “ La Turquie a été attaquée parce qu’elle est de notre côté ” (Radikal, 27.11.03).
Verheugen, dans une interview donne à Focus : “ Tous les chefs d’Etats et de gouvernement ont dit en 1999 que la Turquie pouvait être membre de l’Union mais qu’ils n’en voulaient pas. Aujourd’hui la plupart d’entre eux sont pour l’adhésion de la Turquie pour des raisons relatives à la politique étrangère et à la sécurité. Ce raisonnement a débuté le 11 Septembre 2001 ”. (Radikal, 6.1.04).
Verheugen, dans une interview à la radio Deutschlandfunk : “ Schröder souligne désormais l’adhésion de la Turquie parce qu’il y a une grande réalité stratégique derrière, partagée par tous les leaders de l’Union. Si un pays comme la T., qui pourrait jouer un rôle déterminant et réconciliateur entre les démocraties occidentales et le monde islamique, devenait notre partenaire, cela pourrait jouer un rôle central pour la sécurité politique et économique de l’Europe ”. (Radikal, 25.2.04).
Ces propos de Verheugen étaient partagés par le chef de la diplomatie allemande, M. Joschka Fischer, dans une interview donnée à Die Tageszeitung le 21 Fevrier 2004 : “Moi aussi j’ai partagé les craintes d’un voisinage éventuel de l’UE avec la Syrie et l’Iraq. Mais tout est clair depuis le 11 Septembre. Nous sommes déjà voisin avec ces deux pays. L’importance stratégique de la Turquie est très grande pour la paix et la stabilité de notre pays. ” (Radikal, 25.2.04).
Martin Schulz, ministre du Parti Social-Democrate au pouvoir partageait les propos de Fischer : “ Si nous réussissons à inclure une société musulmane dans la communauté des valeurs européennes, nous pourrons réfuter l’argument des fondamentalistes de l’Islam consistant à dire que l’Islam et les valeurs occidentales sont incompatibles ” (Radikal, 25.2.04).
Lors d’une visite officielle à Ankara, le président de la Commission de défense de la Chambre des Communes de la Grande Bretagne Bruce George : “ Les chances de la T. pour l’adhésion étaient nulles il y a dix ans ; aujourd’hui elles sont très grandes. Cela provient de facteurs en dehors du processus rapide des reformes ”). (Radikal, 10.3.04)
Verheugen fait la même analyse : “ Comme beaucoup de personnes, moi aussi j’ai dû changer mes évaluations stratégiques au sujet de la Turquie après le 11 Septembre. Avant, la question principale était : ‘Où est la Turquie ?’ . Maintenant la question est : ‘Qu’est-ce que la Turquie ?’. A cette question le gouvernement turc donne une réponse très impressionnante, très marquante : La Turquie moderne donnera l’exemple que les démocraties européennes et le monde Islamique peuvent établir des relations non pas sur un fondement conflictuel mais sur celui de tolérance, de compréhension mutuelle et de coopération ”. (Radikal, 10.3.04).
Ministre des affaires etrangères britannique Jack Straw, lors da sa visite au Danemark « Appuyer la candidature de la T. est très important pour se réconcilier avec l’Islam modéré qui fait partie de la guerre contre la terreur… Les militants islamistes veulent diviser les mondes musulman et chrétien. Nous pourrons lutter avec cela en soulignant l’histoire et les valeurs communes que l’Europe partage avec le monde islamique. Pour moi l’examen le plus vital dans ce domaine c’est le processus de l’inclusion de la T. dans l’UE » (Radikal, 24.3.04).
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Permettez-moi de me répéter : Personne ne peut nier que les réformes turques ont été d’une importance capitale, importance sans laquelle les propos susmentionnés en faveur de l’adhésion de la Turquie auraient été à même de désavouer toute la logique voire tous les principes de l’UE.
Mais au-delà de tout cela, une modification profonde de l’environnement international paraît avoir joué le rôle principal.
Cette modification provient de deux développements liés à l’événement du 11 Septembre et à l’attitude américaine qui en découla :
1) L’invasion de l’Iraq par les Etats-Unis et ses conséquences sur l’UE, et
2) Le terrorisme dit “ islamiste ”.
L’Invasion de l’Iraq et ses conséquences sur l’UE
Pour ne pas mâcher mes mots, je dirais que cette invasion a causé une peur bleue à l’UE. Pour au moins deux raisons :
1) L’UE s’est trouvée dans un état d’impuissance et d’inertie absolu car elle n’avait ni une politique étrangère commune, ni une force militaire, ni une position géographique lui permettant d’intervenir sur le théâtre de la crise. Elle a donc perdu le peu de prestige qu’elle avait. Malgré sa culture dominante et son économie puissante, le tableau que l’UE a présenté était bien loin d’être celui d’un “ compétiteur ” (challenger) défiant une Puissance hégémonique qui fait fi du droit international en ne s’appuyant que sur sa supériorité militaire, un géant contesté et haï par les opinions publiques du monde entier.
Cette invasion a sans doute appris à l’Union que, malgré elle, elle était destinée à assumer le rôle de compétiteur si elle ne voulait pas rester dans cette position humiliante d’une puissance secondaire.
2) Pire encore, l’UE a compris que cette position secondaire, comme toute position de faiblesse en milieu Hobbesien d’ailleurs, pourrait très bien dégénérer en désintégration de l’Union. Car la crise a divisé l’Union en deux : certains de ses membres ont rejoint le Cheval de Troie qui s’est défini comme un pays Anglo-saxon et non comme un membre de l’UE. Très clairement, ce clivage était dû à l’impuissance stratégique de l’UE.
Le terrorisme dit “ Islamiste ”
La déclaration américaine d’une guerre totale contre le terrorisme international n’avait fait qu’aggraver ce dernier. Avec son expérience centenaire d’impérialisme (ou, d’ “ Ancienne Europe ” si vous préférez) l’UE s’en est vite aperçu et s’est vue dans l’obligation de prouver qu’elle n’était pas contre l’Islam per se, et que sa démocratie et l’Islam étaient loin d’être incompatibles. D’autant plus que l’Europe a sa propre population musulmane qui va croissant, sans compter les problèmes du “ foulard ”.
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L’Union européenne ne se serait-elle pas compromise si elle devenait voisine du cœur de la crise ?
Certains propos susmentionnés y ont répondu. D’autant plus que, ce n’est pas l’expérience en la matière qui manque à l’Europe, grâce au long processus ayant mené à la chute du mur de Berlin…
Conclusion : une win-win situation
Vu d’une perspective européenne, il est évident que l’on peut remédier à ces deux résultats issus de la nouvelle donne internationale, si l’Union prouve d’une façon ou d’une autre qu’elle peut jouer un rôle global, et aussi si elle prouve qu’elle peut très bien associer la démocratie et l’Islam. D’où, la nouvelle position de la Turquie dans l’agenda de l’UE, avec sa religion musulmane, son système laïc et sa volonté démocratique, et sa position géostratégique permettant à l’Union d’encercler la crise (les Balkans) ou de l’atteindre (Le Caucase et le Moyen-Orient). Ce qui permettrait à l’UE de se doter d’une dimension stratégique sans laquelle son rôle de compétiteur global resterait un rêve.
Vu d’une perspective turque, le pays semble être au seuil de l’an 1950. La Turquie qui s’était vue refuser par l’OTAN trois fois jusqu’alors, avait été invitée avec fracas par les Etats-Unis quand ces derniers avaient eu une peur bleue à la suite de la guerre de Corée.
Cette nouvelle position apportera à la Turquie deux avantages particulièrement importants :
Primo, elle facilitera immensément la tâche des Turcs luttant dans une situation très difficile pour la démocratie et les droits de l’homme (car ils sont actuellement accusés de désintégrer le pays) et par conséquent elle pourra servir d’avantage les objectifs européens.
- Secundo, elle permettra à la Turquie de contrebalancer le quasi-monopole stratégique américain sur le pays : les « puissances stratégiques moyennes » ne peuvent respirer que dans un climat d’équilibre stratégique .
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Cette analyse se verrait condamnée sous deux conditions :
Si la Turquie, d’une façon ou d’une autre, arrêtait le processus de démocratisation. Cela ne paraît pas probable.
Deuxièmement, si les Etats-Unis décidaient de faire profiter l’Union, d’une façon ou d’une autre, des dépouilles qu’il s’est avarement réservées à lui seul jusqu’à présent. Dans ce cas, l’Union perpétuerait, sous l’égide de la “ Coopération transatlantique ”, sa position secondaire à l’égard le monopole américain.
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Pour finir, je dirais que l’Union est consciente de la situation, comme le prouve le Document de Stratégie adopté au sommet de Bruxelles les 12-13 Décembre 2003, définissant l’Union comme un “ Acteur global ” pour la première fois depuis cinquante ans d’histoire communautaire.
Je dirais aussi qu’en décembre 2004, la Turquie obtiendra une date pour négociations d’adhésion en Décembre 2004.
Et je dirais même plus : ce serait ce que l’on appelle une « win-win » situation.