Sur l’adhésion de la Turquie, Nicolas Sarkozy a tant et tant bataillé qu’il s’est fait le parfait fossoyeur de quasiment tout l’argumentaire conservateur antiturquie. Bravo Sarko ! Mais l’idée n’a jamais tant resplendi qu’au moment où la perspective d’une adhésion paraît la plus lointaine. L’adhésion de la Turquie à l’UE est morte ! Vive l’adhésion ! Explications.
Avec les révoltes du monde arabe, le pouvoir UMP, en place depuis 2002, a vu complètement balayé son argumentaire antiturquie dans l’UE. Ce pouvoir nous offre, à nous les « pro Turquie », une victoire totale sur le plan des idées, sans pour autant en céder davantage sur son patient travail de sape de l’adhésion turque à l’UE.
Véritable union des droites à la française, l’UMP réalisait la non moins impressionnante prouesse de rassembler tous les argumentaires antiturquie dans l’UE :
Argument orléaniste et culturaliste : les Turcs sont « les autres de l’autre côté ». Ils sont musulmans et donc hermétiques à la démocratie, à la laïcité. Tout au plus peuvent-ils aspirer à une dictature laïque maquillée en système libéral et parlementaire… Ah, ces bons sauvages ! Heureusement qu’ils sont là, et confirment notre longueur d’avance. Mais drame de l’émergence, ces pays rognent notre lo(a)ngueur d’avance historique. Pire encore, ne se seraient-ils pas mis à écrire eux-mêmes l’histoire ! Qu’Allah nous préserve ! Angoisse, angoisse ! Jouons donc sur les peurs, le moment est propice.
[À l’argument culturaliste, ajoutez le sous-argument géographique du Bosphore séparant l’Asie de l’Europe : c’est une vision identitaire qui instaure le Bosphore comme frontière]
Argument bonapartiste : la Turquie serait le cheval de Troie des États-Unis. À qui la France fera-t-elle désormais croire que la Turquie est le cheval de Troie des États-Unis en Europe, quand elle a elle-même réintégré le commandement militaire intégré de l’OTAN, entamé un rapprochement sans précédent avec Londres et nommé, en grande pompe, Boris Boillon ambassadeur à Tunis ?
Argument légitimiste : la Turquie dans l’UE, c’est un tsunami migratoire et islamiste ! L’argument fleure bon la France « de souche », très à droite. Mais de ministère de l’identité nationale en renvoi des Roms et autres « citoyens français d’origine auvergnate », il relève d’un légitimisme de plus en plus légitime. D’autant plus légitime d’ailleurs, que sa dose d’irrationalité le pose en ultime recours actuel à la faillite des précédents arguments !
La galaxie d’une certaine idéologie conservatrice à la française s’est écrasée dans les rues de Tunis et sur la place Tahrir. Il fallut d’ailleurs remanier pour cause de « visionnite » aiguë. Est-ce grave docteur ? Diagnostic réservé…
Mais si les idées sont mortes, demeurent les postures. Fatales.
Il faut bien reconnaître que le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, tel qu’initié par la Commission européenne en 2005, est aujourd’hui moribond, si ce n’est mort. Du moins est-il vide de sens, tel une machine qui, quand bien même tournerait-elle, tournerait à vide. En effet, quelle assurance d’aboutir à une adhésion pleine et entière de la Turquie ? Et pire encore, pourquoi, à quoi adhérer ? Pourquoi l’UE accueillerait-elle la Turquie en son sein ? Pourquoi la Turquie intègrerait-elle l’UE ?
Vers la question des frontières nécessaires
Mais cette mort clinique d’un processus qui n’en est pas un, n’est sans doute pas un drame. Bien au contraire.
C’est comme si, débarrassés des fausses questions et des débats fantasmatiques, le temps était venu d’aborder les vraies questions du projet politique d’une adhésion de la Turquie, questionnement jusqu’à présent inaudible.
Est-il pertinent de défendre une adhésion de la Turquie, en tant qu’énième adhésion ? Comme conséquence « mécanique » d’une adhésion de la Roumanie ou de la Pologne ? Comme maillon d’un processus sans fin ?
Il est grand temps de penser l’unicité de l’adhésion de la Turquie à l’UE, non en termes culturels, mais en termes politiques. En termes de choix et de capacités. S’il s’est agi, jusqu’à présent, de défendre la perspective d’une adhésion de la Turquie contre les tenants d’idées souvent nauséabondes, et d’ores et déjà condamnées par l’histoire, il est aujourd’hui temps de dépasser la logique du gentil mécanisme d’adhésion automatique – ou pas – pour penser à la pertinence stratégique de ce projet.
Car c’est bel et bien de stratégie dont il s’agit ici.
Les révolutions arabes nous le rappellent encore plus cruellement, le monde est traversé de profonds mouvements d’émergence qui repoussent encore un peu plus l’Europe sur les confins de son cap eurasiatique. Comment prendre place dans un monde multipolaire et polycentrique ?
En partant justement de cette idée de centres concurrents : le monde actuel vit un basculement de paradigme. On passe de l’empire du milieu, au milieu des empires ; du centre polarisant l’espace moderne, à l’espace global structuré par un réseau de centres. L’enjeu n’est plus d’assurer la cohérence d’un empire, mais, comme sur un échiquier au jeu complexe, de s’approcher le plus près possible du centre.
Or, entre l’Afrique, la Chine, l’Inde et l’Europe [la position américaine, centrale, restant neutre quant à la définition du centre] le centre du monde de demain, se situe en Iran et dans l’espace iranien.
L’UE souhaitera-t-elle gérer la relative prospérité de ses populations âgées sous parapluie américain ? C’est un choix, et elle n’aurait alors que faire du centre du monde, ni de quelque stratégie que ce soit.
L’UE souhaitera-t-elle jouer le rôle d’une puissance majeure du monde de demain ? Elle ne trouverait alors pas d’autre pays que la Turquie pour lui garantir un accès direct à l’Iran (à l’Afpak aussi, très certainement), au « centre du monde ». Autre choix, coûteux et exigeant, auquel les dirigeants européens, il faut bien le reconnaître, ne nous ont pas préparés dans les conditions idéales, ces dernières années.
Oui, poser aujourd’hui la question de l’adhésion de la Turquie à l’UE, c’est envisager un saut qualitatif de cette même UE, un saut à la fois stratégique et fédéral.
Près de dix ans après, il faut avouer que la question posée par Valéry Giscard d’Estaing reste la question centrale à laquelle l’UE ne pourra plus très longtemps se dérober : celle des frontières.
À cette UE qui n’avance que par crise, sans doute faudrait-il ici, quelque peu anticiper une crise qui pourrait s’avérer, cette fois, bien plus grave qu’une crise politique ou monétaire.
Et avant même que l’UE ne s’empare de la question de ses frontières, sans doute serait-il capital que la France ouvre la voie en se réconciliant brillamment avec la Turquie. Plus que quiconque, elle en a les moyens, le passé et, sans doute, le besoin.