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Turquie – UE : « Nous n’avons pas les mêmes valeurs ! »

mercredi 11 mars 2009, par Marillac

Souvenez-vous ! D’un temps à la fois proche et très lointain ! C’était le temps des valeurs. Nous voilà aujourd’hui dans celui des problèmes.
Le souvenir en sera aisé, croyez-moi. Et pourtant il vient comme de se faire repeindre avec les rayures vertes du papier peint de ma grand-mère.

Souvenez-vous des temps épiques de la naissance de Turquie Européenne. Des temps où le tout médiatique et politique hexagonal s’enflammait à l’idée de parler de la Turquie. Du temps de tous les sites et associations du Non à la Turquie. Ils ne nous ont pas survécus. Evidemment une fièvre en feu de paille n’a jamais fondé un quelconque projet. Mais passons.

Souvenez-vous des arguments de poids que l’on nous brandissait sur un ton. Péremptoire. Le ton. Non pas ceux-ci ! Injure et ordure sont sur un radeau qui va à l’eau d’un petit moulin dont on n’enrayera pas la noria. Hors juridiction.
Non, ceux-là, les autres. Tous les savants privilégistes du si bien nommé Partenariat Privilégié de la Turquie avec l’UE ! Les privilèges en étaient si grands, foi de Marillac, que la Turquie eût été bien stupide d’y préférer l’adhésion. Souvenez-vous, mais surtout imaginez un peu : il aurait été possible à la Turquie de tout faire avec l’UE. Tout, vraiment tout, sauf… de la politique.
Il lui aurait été possible de faire des affaires avec l’Europe. De faire du commerce, de négocier dans tous les domaines, de produire autant et aussi bien, si ce n’est mieux que les Européens. Il lui aurait été possible de se joindre aux programmes de recherche et développement européens (enfin vous voyez ce que je veux dire…) pour dynamiser sa propre économie, ses propres industries. Il lui aurait été possible de concevoir en partenariat avec les Européens les systèmes technologiques les plus innovants. D’ouvrir les portes de ses universités et de ses centres de recherche, comme d’envoyer en Europe la plus fine fleur de son élite universitaire, celle de sa jeunesse la plus motivée discuter des problèmes mathématiques, philosophiques, juridiques que sais-je, académiques les plus ardus.
Elle aurait eu également le privilège de voir les organisations de sa société civile coopérer avec celles des sociétés européennes sur des projets culturels, sociaux et environnementaux. Sur cette lancée, les collectivités locales turques auraient eu tout le loisir de s’associer pleinement à leurs équivalents européens pour des projets ad hoc…
Elle aurait même pu coopérer militairement et stratégiquement avec l’Europe, envoyer ses soldats se faire couper en morceaux sous drapeau et commandement européens…
Mais tout cela bien évidemment sans faire de politique. Parce que si l’on peut aborder toutes les questions et surtout les plus profondes, les plus sérieuses et les plus graves en pleine compréhension, il va de soi que l’on ne peut pas parler politique. Parce qu’il va de soi que la politique est un art noble aux frontières de marbre particulièrement bien tracées. Hermétiquement même.
Et pourquoi cela, pourquoi pas la politique ?
Tout simplement parce que « nous n’avons pas les mêmes valeurs », mon bon Monsieur. Tout ça pour ça. « Nous n’avons pas les mêmes valeurs », formule chantée sur le ton de cette célèbre réclame pour un pot de rillettes. Déduisez-en tout ce que vous pouvez. He oui, le privilégisme a des limites qui n’en ont pas forcément.

Soit. Mais cela c’était en 2004. Ce que nous tentions alors de formuler avec mille difficultés sous ce torrent argumentatif du plus bel effet a gagné, en l’an 2009, en consistance et en réalité avec la série de crises qui ont balayé le monde comme des tsunamis dont nous n’avons pas encore complètement mesuré ni l’ampleur, ni la portée.

En 2009, nous n’avons toujours pas les mêmes valeurs mais nous avons les mêmes problèmes. Ca devient plus embêtant !
Formule qui a tout d’une grande. Une maxime pourrait-on presque glisser.
En vrac, pour ce qui est des problèmes que nous partageons avec le monde entier :
- la crise financière
- la crise sociale qui aggrave les contrastes sociaux dans tous les pays et à l’échelle globale
- les déséquilibres macroéconomiques qui marquent l’économie globale actuelle et notamment les inégalités profondes entre puissances émergentes et pays industrialisés qui en rendent la régulation particulièrement ardue.
- la crise énergétique
- la crise de rareté des matières premières
- les crises environnementales et écologiques
- etc…etc…

Alors que s’impose peu à peu le constat de la nécessité d’une régulation délicate mais concertée à l’échelle de la planète, il y a fort à parier que l’urgence des problèmes tende à peser plus que les fossés des valeurs civilisationelles.
Entendra-t-on les Européens dire aux Indiens, aux Brésiliens et aux Chinois : « Coopérons pour tenter de faire converger nos taux d’épargne respectifs ! Mais prenons garde surtout de ne rien décider ! Nous risquerions de prendre une décision et de faire de la politique. Or nous n’avons pas les mêmes valeurs ! » ?
« Organisons l’exploitation de telle ou telle ressource rare ou épuisable en tenant compte de la soutenabilité de cette exploitation, mais surtout ne décidons de rien, n’imposons rien, ni institution, ni loi ou règlement. Nous en serions bien incapables, nous n’avons pas les mêmes valeurs ! » ?

Laissons donc quelques mois et quelques années s’écouler. Pour se rendre compte de ce que le paradigme huntingtonien s’est renversé : ce ne sont plus les « valeurs » qui définissent les priorités mais les urgences qui vont définir les valeurs. Il y aurait fort à dire sur cette question. Contentons-nous de trois remarques :

- cet état de fait du monde qui a connu une accélération sans précédent ne pourra pas ne pas peser sur le débat de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Gageons alors qu’il se formulera un peu moins sur des fantasmes que sur des enjeux concrets.
- on ne reprochera plus à l’adhésion de la Turquie d’être la porte ouverte au monde entier : le monde entier l’y aura déjà précédé dans la définition de règles communes globales imposées à l’UE.

- l’adhésion turque ne pourra dès lors se poser que dans des termes neufs : non plus comme l’accident qui viendrait briser l’impensé européen d’une UE pré carré de valeurs, ou bouclier d’une certaine idée qu’elle se fait d’elle-même, mais comme l’étape ou le maillon nécessaire à une intégration pertinente de l’UE dans une régulation efficace et juste de la globalisation.

Bilan des courses : la Turquie est européenne. Pas. Peu. Passionnément… Peu importe, en somme.
La Turquie dans l’UE donne quelle Europe dans et pour le monde ? En ce qui concerne la place et le poids de l’UE dans la régulation globale, la Turquie est-elle utile ou non ?
Nous reste à faire le choix du réel contre celui du rêve et fantasme identitaire. Le rêve est parfois si atroce qu’on peut y préférer la réalité. Or celui-ci, nous le savons bien, l’est tout particulièrement.

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