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Turquie - UE : de Bruxelles à Téhéran

dimanche 26 juin 2011, par Marillac

Le cratère moyen-oriental est sans doute palestinien ; mais l’épicentre est kurdo-arménien. La reprise des grondements à la frontière turco-syrienne, ces jours derniers, vient à nouveau cristalliser et par là, clarifier, les positions de l’antique puzzle stratégique.

Simplifions. Il est aujourd’hui deux logiques contradictoires à l’œuvre dans cette région ; deux logiques stratégiques :

a- Une logique horizontale de stabilisation dont les ressorts sont le droit et la prospérité. les acteurs en sont, pour l’essentiel la Turquie et le nord kurde de l’Irak + les États-Unis. Et c’est précisément sur la double question kurde puis arménienne que bute aujourd’hui la progression de cet axe horizontal.

b-Une logique verticale de déstabilisation dont les ressorts sont force et rapports de force. Les acteurs en sont la Russie, l’Iran, et bien sûr, la Syrie, dont la crise a réveillé la solidarité des deux autres. L’Iran a dépêché d’expérimentés Pasdarans pour mater la révolution syrienne et Vladimir Poutine s’oppose à toute résolution de condamnation du régime syrien devant le Conseil de sécurité des Nations-Unies : il protège la profondeur stratégique (via Damas vers le monde arabe) de son allié iranien, le régime de celui-ci, et par là, sa propre profondeur stratégique, dans le Caucase et en Asie centrale.

Ces deux logiques stratégiques sont entrées dans une phase de concurrence de plus en plus vive. L’axe vertical cherche à planter des bâtons dans les roues de l’axe horizontal. Comme autrefois, une seule arme suffit : l’agitation kurde [ou kurdo-arménienne]. Le lâchage progressif du régime syrien par Ankara, comme l’accueil de l’opposition syrienne en Turquie ont conduit l’axe Damas – Téhéran à se rappeler au bon souvenir du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan en guerre contre Ankara depuis 1984] ; au moment précis, où la vieille garde crypto-kémaliste et judiciaire s’évertue à étouffer dans l’œuf le processus constituant que la Turquie attendait des dernières élections : en invalidant l’élection d’un représentant kurde aujourd’hui emprisonné, Hatip Dicle, le Conseil électoral supérieur a poussé au boycott l’ensemble des trente-cinq nouveaux élus kurdes au parlement. Or, sans la participation de ces députés, une nouvelle constitution ne serait qu’un vain exercice de style, sans pertinence aucune quant à la question prioritaire de la Turquie d’aujourd’hui : la solution du problème kurde. Et sans solution au problème kurde, c’est retour au PKK, et vice-versa.
Souvenons-nous, par la même occasion, que les promoteurs de l’alternative turco-russo-iranienne à l’adhésion à l’UE n’étaient autres que les membres de cette même élite nationalo-conservatrice, rétive à toute démocratisation de la société turque. Aujourd’hui, si l’alliance est fortuite, elle n’en est pas moins objective :

D’un côté, la démocratisation de la société turque et la perspective européenne, de l’autre la stabilisation des régimes alliés à Moscou.
D’un côté, les intérêts stratégiques de l’UE [Stabilisation du Moyen-Orient, approvisionnements énergétiques, participation au jeu stratégique eurasiatique], de l’autre, ceux de la Russie.

Et, au milieu, les deux questions, kurde et arménienne, toujours en suspens.

Cette situation ne date pas d’hier.

Au XVIe siècle, c’est lorsque le sultan Yavuz Sélim négocia une alliance avec les principautés kurdes qu’il remporta une victoire définitive sur l’Iran séfévide (Tchaldiran, 1514) et qu’il put stabiliser la frontière orientale de l’empire, puis l’ancrer définitivement à l’ouest. L’alliance des Kurdes et de la Porte fonde l’occidentalisme turc.

Lorsque la Turquie devient membre à part entière du bloc occidental en adhérant à l’OTAN en 1952, Washington et Londres font tout ce qu’ils peuvent pour cimenter la question kurde avec le Pacte de Bagdad (1955) qu’ils font signer à l’Iran et l’Irak, au Pakistan et à la Turquie. Objectif : geler l’agitation kurde pour ne donner aucune prétexte d’immixtion ou de déstabilisation, aux Russes sur la scène régionale. C’est lorsque ce Pacte est anéanti par la révolution iranienne de 1979, que le conseiller à la défense du président Carter, M. Brezinsky, invente la notion « d’arc de crises » pour qualifier cet espace instable que l’affrontement entre nos deux logiques structure aujourd’hui. L’occidentalisme de la Turquie passait, ici, par la mise sous éteignoir de la question kurde.

Lorsque à l’été 1998, Damas met un terme au gîte et au couvert du leader du PKK, Öcalan, parce que la Turquie menace en massant des troupes à la frontière syrienne, c’est Khatami et les réformateurs iraniens qui sont à la manœuvre en Iran ; la Russie, pour sa part, est en pleine crise financière. De fait, l’axe vertical a du plomb dans l’aile. Et le départ puis l’arrestation d’Öcalan (1999) ouvrent une période de paix dont la Turquie saura profiter, non pour régler la question kurde, mais pour se rapprocher de l’UE : en 1999, elle obtient le statut de candidat et en 2005, elle entame des négociations d’adhésion. L’apaisement sur la question kurde a consolidé l’occidentalisme de la Turquie, et, pour la première fois, s’est esquissée la perspective d’un axe horizontal courant de Téhéran à Bruxelles.

En août 2008, lorsque la Russie écrase la Géorgie et réaffirme sa position dominante dans le Caucase, la Turquie contre-attaque en initiant une série de discussions avec l’Arménie pro-russe. Cela aboutira à la signature de protocoles de réconciliation qui, depuis, sont en souffrance de ratification, aussi bien en Turquie qu’en Arménie. À la déstabilisation venue du nord, répond la stabilisation venue de l’ouest : il manque, aujourd’hui à cette dernière, un peu de profondeur pour pouvoir progresser.

De Bruxelles à Téhéran

Or la profondeur de cet axe horizontal, dont les ressorts sont le droit et la prospérité, ne dépend pas d’une alliance militaire et lointaine (américaine), mais d’une proximité, d’un prolongement fondé lui-même sur le droit et la prospérité : et il n’est en la matière pas d’autre solution que le projet européen.

Cet axe ne sera pleinement effectif qu’en venant s’appuyer sur un régime démocratique à Téhéran.

Le déploiement de cet axe horizontal et européen dépendra plus que jamais du règlement, et de la façon dont seront réglées, les questions, kurde dans un premier temps, et arménienne dans un second temps : c’est dire combien ces questions qui sont au cœur des défis politiques et stratégiques turcs, sont aussi au cœur des enjeux européens.


Remarque - La lettre ouverte envoyée à la jeunesse et à l’opposition iranienne par Alain Juppé dans le Monde du 19 juin dernier est un geste significatif et bienvenu. On peut simplement se demander jusqu’où la politique étrangère de la France pourra se permettre d’envisager l’Iran en continuant de dédaigner la Turquie.

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